Décédée

Un matin, voici peu, la porte était ouverte. A l'intérieur, des peintres, des ouvriers. Et en bas, scotché à la porte de l'immeuble, un message nous invitait à la laisser ouverte tel soir à telle heure, pour laisser entrer les visiteurs de l'appartement désormais vacant.
Je me suis interrogé sur la disparition subite de cette voisine. Septante-sept ans, ce n'est pas un âge où l'on déménage facilement – surtout quand on est, comme elle, la doyenne de l'immeuble. C'est-à-dire installée dans le bâtiment depuis le milieu des années cinquante. Je voulais en avoir le cœur net; pour autant, je m'imaginais mal aller, comme une pipelette, presser telle ou telle sonnette, à la pêche aux informations. Cependant, ma curiosité a été satisfaite hier, en rencontrant une voisine. "Décédée", me dit-elle, d'un ton si bas que j'ai dû la faire répéter. "Décédée": ce mot imbécile, d'une pudeur froide et technique, hospitalière, que l'on utilise parce qu'on n'ose pas dire "morte". Morte, ça fait sale. "Décédée", ça fait propre. 
Mme W. a dû décéder pendant mes vacances. Elle s'est éteinte chez elle. C'est sa sœur, restée en Suisse-allemande, qui a alerté une voisine. Comme elles se parlaient au téléphone quasiment chaque jour, les sonneries sans réponse ne disaient rien de bon. Mais cette voisine, qui n'est plus concierge depuis longtemps, ne possédait pas la clé pour entrer chez Mme W. On a donc fait venir la police, qui a ouvert la porte, et l'a découverte chez elle. La mort – pardon: le décès – était apparemment survenu trois jours plus tôt.
Elle est donc morte là, dans son univers. Un deux pièces dont je n'avais brièvement vu que ce que la porte ouverte en laissait voir, le soir où j'étais venu lui demander un menu service. Un intérieur parfaitement tenu, cosy, à l'ancienne; un papier peint à médaillons il me semble; des rideaux de velours, assortis à un fauteuil crapaud... Un endroit finalement merveilleux pour disparaître, le décor que l'on a soi-même dessiné. Partir, décéder dans ses petites odeurs, son petit monde bien clos, combien rassurant quand l'extérieur devient de jour en jour plus hostile, certainement.
Pas de famille, sinon la sœur, qui a engagé une entreprise pour débarrasser l'appartement. Voici quelques jours, le fauteuil crapaud attendait un sort incertain sur le palier. Et dans la rue, l'autre après-midi, une femme d'allure balkanique, grassouillette, de gros pieds nus débordant de mules en cuir, s'est vivement emparée d'un couvre-lit en satin qu'on avait déposé près des poubelles, après l'avoir rapidement examiné.
Toute une vie dans le même immeuble, donc. Pas de mari, pas d'enfant. Un téléphone pour appeler sa sœur, à Lucerne peut-être; renouer ainsi avec une langue qui n'est depuis longtemps plus celle du quotidien. Je récapitule ce que je savais d'elle; ce qu'elle m'avait dit, quand on se croisait dans l'escalier (car elle était assez bavarde). Son âge (le même qu'aurait mon père), et le fait qu'elle avait travaillé, avant sa retraite, au bureau du parking de Mon-Repos. Je l'imaginais assez bien, derrière une vitre, hochant la tête pour rythmer son propos, parlant à travers l'hygiaphone avec les clients payant leur stationnement. Tapant sur une grosse machine à écrire les factures des abonnements mensuels... Ses cheveux crêpés blonds. Son eau de toilette au muguet. Ses chaussures vernies à talons aiguilles, qu'elle portait toujours quand elle attendait le bus – le même qu'elle devait prendre, chaque jour, pour monter jusqu'à la Caroline, je suppose. Toute une vie comme ça: le jour derrière les vitres du bureau du parking, le soir protégée par des rideaux de velours, bercée par la succession rassurante des indicatifs de la télévision.
La clé était sur le compteur, comme souvent quand il y a des travaux. Elle ouvrait de la serrure du bas. Le cylindre du haut, une serrure de sécurité certainement, manquait. Probablement celui que la police a dû percer. Je suis entré. Le parquait, fraîchement poncé, grinçait. Dans la cuisine, une cuisinière électrique parfaitement entretenue et un réfrigérateur d'aspect récent attendaient de reprendre leurs fonctions. Tout a été repeint en blanc. La salle de bain est dans son jus, des traces d'usure noirâtres sur l'émail décati de la baignoire. Dans leur odeur de peinture, les lieux semblaient avoir déjà oublié leur ancienne habitante.

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