Un dimanche en famille

Vers la fin de l'après-midi, on part faire quelques pas. On quitte le quartier des bungalows pour se diriger vers la rive. Tout a été remanié, ici. On a créé un port, une petite plage de sable qui se découvre tout à coup, derrière la roselière que traverse un passage sur pilotis. On marche sous un ciel changeant – tout à l'heure, on a essuyé un grain. Mais le soleil a repris ses droits. Une lumière de steppe se répand au dessus des feuilles vertes des roseaux qui chuchotent dans la brise. Les hommes sont restés près de la maison. Ils jouent au hockey, au ping-pong; les fils de Katja ont entraîné Beat vers la piscine. J'ai suivi les filles: les cousines de ma mère; mes petites-cousines; et la fille de Stéphanie, dix ans à peu près. Trois générations, qui flânent, un dimanche au bord de l'eau. Des nénuphars fleurissent entre les roseaux. Un bébé cygne, balloté par les vaguelettes, nous observe d'un œil endormi, le cou replié vers l'arrière, comme à la sieste.
Les autres ont pris un peu d'avance. Une courbe du chemin les soustrait à notre regard. Je marche aux côtés de Stéphanie. Un moment d'intimité avec cette femme que je ne vois guère qu'ici, que je ne connais pas. Je lui explique mon choc quand, après douze ans de rupture avec la famille, j'étais revenu ici, au bungalow, voici déjà cinq ans. La prise de conscience (brutale mais salutaire) du fait que dans ce laps de temps, une nouvelle génération était arrivée. Que je n'étais plus ce jeune homme à qui tout le monde s'intéressait, qui plongeait dans la piscine et revenait s'étendre et sécher au soleil, sur une serviette, au pied de la galerie, en écoutant le bourdonnement des voix de la génération maintenant disparue, qui bavardait à l'ombre, en attendant la nouvelle tournée de thé ou de café. Que j'étais devenu un adulte moyennement intéressant, un membre de la génération "parents", d'ailleurs plus âgé que les deux paires de parents véritables.
Tout à l'heure, je devais faire des efforts pour assimiler les strates générationnelles. Me rendre compte que Beat est, en fait, le grand-père des enfants de Katja. Pas leur père. Les choses n'avaient pas l'air plus simples pour Marie-Claude, qui me parlait de ma grand-mère en disant "ta maman", avant de rectifier aussitôt. C'est rassurant. Dolorès a pris un coup de vieux. Je la trouve tassée, le cheveu rare. Beat aussi a changé. Viré au gris blanc. Sa peau se détend. Mais je me trouve indélicat de faire ici l'inventaire des marques du temps sur le visage des autres quand le mien n'échappe pas à ce sort. Ni d'ailleurs mes cheveux, pauvre solde d'une toison autrefois fameuse.
Les lieux résistent mieux aux années. Au contraire: ils embellissent. On a démonté les sombres lames de bois du plafond, installé une nouvelle cuisine, tout repeint en blanc. C'est clair, rafraîchi. Moins oppressant, quand une averse repousse tout le monde à l'intérieur pour une demie-heure.
J'ai manqué tous les jeux. L'équipe de ping-pong était déjà constituée quand je me suis approché de la table. Pareil à l'intérieur, où un tournoi intergénérationnel de Uno battait son plein. Bon. Je ne joue donc pas; je bavarde. Des souvenirs, des faits nouveaux. C'est léger et agréable. Je me demande ce qu'en pense Maryse, à qui ce référentiel familial échappe totalement... Impossible de le savoir. Nous n'avons apparemment pas d'atome crochu.
Je reprends la route en début de soirée. Pas l'autoroute et ses atroces galeries. Non, l'ancienne route, un boulevard à trois voies que n'emprunte plus que le trafic local. Je traverse la plaine de la Broye à nonante à l'heure, écoutant de la musique, sous un ciel mitigé, aux tons gris verts, parfois troué de lumière vive. Quelque chose dans ce plafond clair obscur me ramène à des impressions anciennes. La salle de bain de mes grands-parents. Un début de soirée, à Cossonay. Allongé dans l'eau tiède et mousseuse, je rêvasse, en m'imaginant par exemple habiter la maison baptisée "Clos Fleuri", près du funiculaire... C'est un moment sans enjeu, un moment doux et neutre, sans crainte scolaire rampante. Un soir, au milieu des vacances, par exemple. Ma mère est ailleurs, chez elle. Pas en vacances. Probablement heureuse d'être, pour quelques semaines, délestée de ma présence, de mes interférences dans sa vie avec Gilles. Lors, mes grands-parents sont là, vaquent à la cuisine. Ou bien ils sont déjà installés devant la télé. Tout à l'heure, je sortirai de l'eau pour rejoindre Pépé sur le canapé avec, sur ma peau irritée par un bain trop long dans l'eau dure, une odeur de savonnette Lux. Il fera encore bien jour et si alors j'étais allé sur le balcon, j'aurais découvert au-dessus des toits cette même lumière que diffusent les ciels complexes, comme ce dimanche soir au-dessus de la Broye.



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