are you there

J'essaie de rassembler mes souvenirs fuyants de la nuit de vendredi. L'entrée du KitKat: une faille entre deux immeubles, une allée, des iglous de toile protégeant quelques sièges pour fumeurs; puis un dédale de salles remplies de personnages de toutes catégories. Hommes et (peu de) femmes. Fétichistes ou sobres. Au sous-sol, fausse infirmerie SM, bars, recoins, dancefloor. Au rez, vestiaire, bars, deux dancefloors et un coin chill-out excellent autour d'une piscine, à ciel ouvert. Plutôt chargées, les nouvelles pastilles, pailletées comme des tablettes de lessive, nous font haleter. Dès lors un puissant va-va nous anime; comme si la musique était toujours meilleure à côté: dès qu'une baisse de régime s'annonce, changer d'espace, descendre, remonter, regarder les gens, boire, fumer. La communication du nerf optique au cerveau passe même, à un certain moment, à travers un hachoir. Côté rencontres, le néant (ou presque). Au lever du jour, une saturation se fait sentir: le besoin de sortir, de marcher. De parler. Saisi d'une logorrhée sociale refoulée durant toute la soirée, je bavarde sans fin, je fais des exposés à Pascal, la bouche sèche et cartonnée, glandes salivaires en grève, tandis que l'on parcourt, par les rues désertes baignées d'une lumière terne et floue, les deux mille sept-cents mètres qui nous séparent de la rue des Baroudeurs.

Ces divagations nocturnes et le sommeil qui s'ensuit nous coûtent, finalement, de louper la fête de rue du samedi après-midi. Quand on arrive sur la Fuggerstrasse, le soir tombe déjà. L'impression est que l'ambiance (si ambiance il y a eu) est retombée. Bavardage anodins avec les amis sur la terrasse bondée du Prinzknecht. Puis un repas dans un restaurant espagnol débordé, pris d'assaut par une clientèle exclusivement masculine vêtue de cuir, de latex ou de tenues de camouflage. On attend nos assiettes une heure avant de nous séparer sur le trottoir: pas de programme commun. Le Gamin parle même d'aller se coucher. Nous reprenons le chemin de la maison. En sortant du métro, je recense les deux options possibles: tenter d'entrer au Lab-O paraît hors de portée, vu l'heure tardive et les préparatifs nécessaires; nous recoucher, avec la perspective de s'y présenter le lendemain après-midi: oui. Mais j'ai le démon de sortir. Reste une troisième option: nous transporter au Berghain où mixe ce cher Marcel Fengler, qui ouvrira dans moins d'une heure une Klubnacht marathon de vingt-quatre heures.

Berghain. La surface sombre et mate du mur du fond est soudain percée d'une colonne de fenêtres vertes, carrées. L'assistance est encore clairsemée, il est à peine plus d'une heure et demie. Comme à une messe, tout le monde est tourné vers la niche où Fengler opère. Nous sommes à l'endroit habituel. Et tout à coup j'ai ce sentiment d'avoir retrouvé ma place, une place ancienne et connue. J'ai subitement la certitude que tout est prêt, prêt pour le plaisir brut, dans cet espace où la lumière rare sert seule de décor – à l'inverse de l'univers baroque fluo de la nuit dernière. Un lieu en fait totalement abstrait dans sa dimension visuelle. De telle sorte que sur cette piste, tout ramène à l'essentiel, c'est-à-dire au son. Je me demande comment j'ai pu avoir l'impression, ce printemps, qu'un jour où je me trouvais à cet endroit-même, en état de transes, Fengler avait joué Intenciones, alors qu'à notre droite et à notre gauche, les énormes baffles crachent un rythme de 140 bpm. Si j'ai pu avoir cette impression, c'est que cet artiste a un art consommé de superposer, sur un rythme de base frénétique, des moments de cordes, ou plus fréquemment des nappes de voix, sons dont le cerveau peut suivre le déroulé et même, parfois, le répéter. Alors les voix ou les cordes, qui parlent à l'âme, l'envoûtent; tandis que le rythme, qui est le pur langage du corps, le possède. Chez moi, le souvenir conservé est plutôt lié à la mélodie (en l'occurrence, ce soir-là, une promenade totalement éthérée, hypnotique); le rythme ne me reste pas en mémoire. N'importe comment, ce mélange vous capture totalement et fait qu'on ne peut plus que danser, danser sans se poser de question, en fermant les yeux ou en regardant les autres qui dansent eux aussi en souriant tout autour, pris qu'ils sont également.
Les déplacements sont réduits au minimum. Aller au bar. Aller pisser, quand on ne pisse pas directement sous soi pour ne pas quitter un instant cette transe, qui permet de se quitter quelques instants, d'être intensément présent alors même qu'une partie de soi prend temporairement congé. Fengler parti, un combo d'apprentis sorciers livre un live-set de deux heures qui douche littéralement le dancefloor de décibels. Toute la plage sonore audible est occupée, jusqu'à la saturation complète. A droite, derrière leur console, une fille à lunettes qui ressemble à la Véra du dessin animé Scoubidou tripote ses jacks et ses câbles colorés. On attend la suite, elle arrive. Quelques notes de guitare, et puis une voix sépulcrale qui, sur fond de marteau pilon revenu, répète "Are you there?" rallument la frénésie de cette nuit électrique. On s'est déplacé vers le côté de la salle, sous l'escalier du Panorama, devenu le coin des gays, depuis la migration de la clientèle apparemment remontée du Lab-O. Certains portent encore leur latex. On danse là avec une Hollandaise qui a décidé de se lâcher elle aussi; ses cheveux se défont au fil de la nuit, une partie de sa robe laisse voir la peau blanche de ses hanches; ses pieds nus se laissent apercevoir dans de petites chaussures à semelles de bois, sous une série de lanières de cuir bleu – des sabots, comme en portaient les petites filles quand on était gamins. Pascal fait le galant et met la bouteille d'eau de cette cavalière du moment dans sa poche.
A la fin, il faut se raisonner: se dire qu'il faut partir, même si l'on n'en a pas vraiment envie; mais de derrière le rideau des drogues dites récréatives, le corps envoie quelques signaux de fatigue, sympathiques mais qu'il faut bien considérer. Saluer le portier, un colosse au menton en galoche, qui se fend d'un sourire. Sur le petit sentier défoncé où l'on se traîne, ivres, vers Warschauer Brücke, les gouttes de pluie deviennent de plus en plus grosses. N'allons surtout pas prendre froid.

Lire éventuellement:
Der Himmel über Berlin

Articles les plus consultés