(high) noon

On aurait de la peine à imaginer, aujourd'hui, la suavité qu'il y avait à ce moment-là dans la couche superficielle du monde, celle qui nous entoure, qui fait le fond sonore de nos vies, leur décor. C'était quelque chose d'absolument solaire, de langoureux, de radieux. De spacieux et de capiteux. Tout était totalement libéré. J'étais entouré d'êtres de lumière, tous beaux et intelligents, qui savaient les choses et que je pouvais admirer, et qui avaient autorité sur moi, même ma tante. Belle et blonde, comme la maman de la publicité pour la purée Mousline. Et elle faisait tout mieux que n'importe quelle autre femme, et elle avait dans sa cuisine les derniers modèles d'appareils électroménagers Siemens. Aussi, je vivais dans un gynécée baigné de l'odeur du café, du thé et de la fumée, telle qu'on en respirait la journée dans les bars. Les entrailles mécaniques des juke-box Rove AMI ou Rock-Ola, beaux comme des vaisseaux spatiaux, avec des chromes, des lumières mauves ou vertes qui scintillaient au fond des cafés, étaient emplies de chansons plus torrides les unes que les autres, dont les voix feulées, les mélodies traînantes et élaborées servaient à transmettre, par des métaphores, par des sous-entendus entortillés à des orchestrations cinglantes, les messages secrets dont je pouvais bien comprendre, il me semble, les mots pris individuellement, mais dont le sens réel des phrases m'échappait, parce que crypté. Tandis que toutes ces femmes – je dis leurs noms: Sonja, Rose-Mary, mais aussi Josette, et aussi sûrement Soizic des Visiteurs du mercredi, sans oublier, bien sûr, ma mère –, toutes ces femmes (mais aussi que les hommes, comme mon oncle), que tous savaient décoder. Cela créait une connivence générale dont j'étais exclu. Parfois la conscience me venait que j'étais une sorte de créature petite, bête, disgracieuse et maladroite. Dans ce monde de beauté, de fluidité, d'aisance généralisée. J'étais engoncé dans mon enfance. Je claudiquais, vêtu d'un lourd manteau, trop long, entouré par l'ensemble des patineurs de la troupe Holiday on Ice, vêtus pour le grand final du gala de Nouvel-An.

Il y avait aussi des gens rassurants bien sûr, au bar comme ailleurs. Des femmes comme Ginette; comme Mme Perréaz ou Mme Eberlé; comme la raffinée et discrète Paule. Sans oublier l'île de Cossonay, où je passais mes week-ends, mes vacances, et où n'habitaient que des personnages inoffensifs, qui me permettaient de rester innocent et me protégeaient de ces perturbations incessantes – n'était l'intrusion perfide des variétés télévisées.

L'autre soir, je me suis découvert et percé des points noirs, le visage rapproché de la glace de la salle de bains. Il ressemble, de plus en plus, à celui de ma grand-mère. Quelque chose dans mes traits se concentre; s'aiguise; devient anguleux. Je me demande souvent si je ne devrais pas raser mes cheveux de manière à atténuer l'effet optique de cette calvitie, qui dessine un cercle de plus en plus marqué au sommet de mon crâne... Et, me scrutant, et je vois bien qu'un cap est passé. (Avoir confiance dans le fait que tout va au même rythme. Qu'il y a un parallélisme. Les besoins et les possibles.)
Dimanche dernier: la soirée du Jeûne. Au fond de la boîte où se trouve la strate mature de la clientèle, je regarde autour de moi. Que des anciens jeunes qui dansent, comme moi. Les mêmes qu'il y a dix, vingt ans sans doute. Quand ils ne servent pas, les types du bars (des hétéros à peine trentenaires, qui bossent aux quelques soirées gay que le club organise chaque année) nous regardent, songeurs, tandis que certains d'entre nous ôtent leurs t-shirts. Pattes d'oie; corps déformés par la musculation; dents réparées; sourires-grimaces. Tout le monde fait comme si le temps n'existait pas et danse.

Vivre avec ses contradictions. Un homme qui a l'air d'un homme, mais. Un homme qui n'assume ni sa part masculine, ni sa part féminine. Un homme entre deux, piégé peut-être, cherchant toujours une voie. Chaque fois, comme une impasse. Quasiment chaque fois. Le mythe sucré et langoureux perdure, inaccessible toujours. J'ai cru que le temps apporterait des clés; mais derrière une porte finalement ouverte, un autre mur.
Probablement que je m'y prends mal. Que mes attentes sont vaines. Que je confonds les choses. J'ai dix ans de plus que mon père. Deux de plus que ma mère. Je suis plus vieux que mes modèles initiaux; que Paule certainement; que Mme Perréaz peut-être même. Plus vieux désormais que des gens à qui je pensais, un jour, peut-être, ressembler. Le réaliser est à certains moments désespérant: j'ai dû louper une page, manquer des moments. Dormir plusieurs années. Oublier d'y penser au quand il aurait fallu...
Sur les écrans, comme autrefois, je continue de voir défiler des gens attirants, dangereux, perturbants; mais je ne choisis finalement de rencontrer que des personnages qui se révèlent inoffensifs – et mon corps demeure comme cadenassé. Je n'arrive pas à savoir si je suis prisonnier d'un délire, d'une intuition perverse et durable; ou si la fusion orgasmique que j'imagine n'est, au fond, qu'une chimère entretenue par une perception biaisée de la couche superficielle du monde.

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