Le plan A (suite)

Comme souvent avant de nous retrouver, nous échangeons quelques messages sur WhatsApp. Histoire de faire monter un peu la pression. De se mettre dans l'ambiance. Tu n'hésites pas à entrer dans des précisions, qui portent sur l'équipement et même sur les actes. Tu dis ce que attends que je fasse. Que je te fasse. Très bien, je note. Et finalement, tu renvoies un message en demandant quelles sont mes attentes. Je m'apprête à répondre sur le même mode technique, mais je me ravise; car il me semble que c'est l'occasion pour te faire comprendre que ce rôle de gentil organisateur est un peu lourd, un peu lassant à la longue. Alors j'écris: Une fois j'aimerais aussi ne penser à rien et ignorer ce qui va arriver (je tape ce qui va m'arriver, puis me ravise et, dans un accès de calvinisme, ôte le M et son apostrophe.) Quelques minutes après, ta réponse arrive: tu bottes en touche. Tu ne veux pas comprendre. Tu ne veux pas quitter ce rôle confortable, ce rôle passif, ce rôle de consommateur. Je repense à tout ceci une heure avant ta venue, alors que je prépare le salon, que je protège le canapé, que je tire le matelas de la chambre d'amis, que je déplace la table basse, que je sors nos tenues et quelques jouets du placard, avec la bouteille de lube. J'y repense et ça m'énerve un peu. Mais je ne veux pas laisser la mauvaise humeur s'installer. Je veux aussi profiter de nos jeux, de nos routines.
Routines, oui, puisque nous sommes amants depuis sept ans maintenant. Un bail, malgré tout. En réalité, mon record, en terme de durée. Plusieurs fois, j'ai cru que nous ne nous reverrions pas. J'ai failli abandonner, après une session décevante. Je me promettais de ne pas te relancer, de ne pas répondre à tes sollicitations. J'ai souhaité me désintéresser de toi, comme un enfant dédaigne subitement un jouet. Au lieu de quoi j'ai persévéré. Après quelques mois, nous nous sommes revus; avons remis le couvert. J'y ai pris du plaisir, à nouveau. Grâce à cela, j'ai compris qu'il n'existait pas de formule magique; que le plaisir n'était pas, qu'il ne serait jamais forcément garanti. Qu'il fallait compter avec les impondérables (humeur, degré d'investissement, distraction...) J'ai failli t'oublier après avoir découvert tes côtés déplaisants. Comme ce vendredi soir de juin où je t'avais rejoint pour une nuit dans un hôtel miteux de la périphérie de Zurich et que je t'avais raccompagné, le lendemain, vers la Suisse romande, dans ta voiture. Tu m'avais parlé de tes enfants, de ta relation avec ces deux garçons, très différents l'un de l'autre. De ta nette préférence pour le plus jeune, celui en qui tu te reconnais davantage. De tes loisirs. Se dessinait alors le portrait du beauf que j'avais toujours soupçonné que tu étais. Et dans l'habitacle dont j'étais prisonnier, tu m'imposais cette évidence. Tu m'as déposé devant une petite gare provinciale, le soleil brillant me gênait car j'avais mal dormi, je rêvais de me retrouver seul, seul chez moi, loin de toi. Je ne voulais plus jamais te voir.

Pourtant je t'ai laissé revenir. Et te voilà. On se met sur le sofa caché par un drap de latex noir, on échange quelques mots avant de passer en mode physique. Pour moi, tout l'art consiste ensuite à laisser agir mon corps, à ne pas penser à cet aspect matériel qui à la fois le combustible et le parasite de nos jeux. Car les tenues, les jouets nécessitent des préparatifs, des manipulations; des interruptions. Indépendamment de cette manutention, il y a les impératifs, disons, chorégraphiques. A quel moment introduire tel ou tel objet dans le jeu: le facteur d'anticipation est une perturbation, qui introduit de la programmation dans un moment qui ne devrait sans doute compter que de la spontanéité. Mais peut-être est-ce juste moi qui fonctionne comme ceci. Peut-être que d'autres ne s'embarrasseraient pas, ici, de programmation et se contenteraient de tendre la main vers le sac où la boîte où sont rangés ces accessoires. (D'ailleurs, ce mot dit bien le rôle secondaire de ces jouets.) Je pense finalement que je donne trop d'importance à tout ceci. En réalité, j'utilise ces objets comme des prétextes: sous le couvert d'un désir de bien programmer, de faire parfait, je saisis, dans la manutention, l'occasion de m'absenter, de m'éloigner de nos jeux; car au fond j'ai peur, peur de me rapprocher de toi, peur de me rapprocher de mon corps surtout, peur d'être confronté à ce côté animal, peut-être émotionnel, qui m'effraie et que j'emploie beaucoup d'énergie à tenir en respect. Peur d'être confronté aux limites physiques d'un monde que je préfère croire illimité. Peur, au fond, d'être déçu.

J'ai voulu t'oublier, te rejeter. Pourtant, je me réjouis à l'avance de nos rencontres, même si une fois sur trois, je les trouve décevantes, voire frustrantes. J'y crois toujours. Bien sûr il y a la flemme. La paresse de me mettre en chasse, de chercher activement de nouveaux partenaires de jeu. Pour l'heure, je me contente d'agir mollement en ligne, de me brancher en attendant les messages, de rendre la pareille aux inconnus qui visitent mon profil. De la drague passive, si l'on veut. Je préfère capitaliser sur les relations existantes. Sur la nôtre, par exemple. Car malgré ses imperfections, j'en connais maintenant les limites et avantages. Son degré d'évolution possible. Nous avons testé les impasses. Nous connaissons les chemins praticables. Je connais bien ton corps. Mieux, je pense, que tu ne connais le mien. Nous avons chacun nos vies. Nous ne nous envahissons pas.

Je t'en veux pour ta passivité. Je t'en veux de ne m'avoir pas fait jouir, vendredi. Mais je dois (surtout) m'en vouloir de ne pas manifester mon désir davantage. Mon désir et ses besoins. De ne pas te bousculer un peu. Je dois prendre ça sur moi, vraiment. Mais pour moi, te demander de me faire jouir est aussi indécent que de te demander un prêt d'argent. Il me semble que la moindre des politesses serait de t'en soucier. Mais non, tu es égoïste, tout à ton plaisir et on ne te changera pas, je suppose.

Au bout d'un moment, sous le latex, on commence à avoir froid. Ça te pousse vers la douche. Pendant que l'eau coule, je commence à ranger un peu. Ensuite, je te fais un café – c'est la suite du rituel. Tu remets tes vêtements. On bavarde encore une heure dans le canapé. Une énorme distance s'est installée entre nous. Nous ne nous touchons plus: deux copains qui discutent après le travail. Tu as repris ton rôle, ta voix de petit monsieur. Tu me parles de tes problèmes au travail. A chaque fois tu te poses en boss de l'équipe que tu gères. Tu passes un ou deux coups de fil professionnels – car tu es supposé être en "rendez-vous client". Tu appelles ta secrétaire, ton  monteur. Tu évoques tes loisirs (de beauf). Puis, juste avant de partir, tu t'emploies à compter tes petites affaires: montre, bague, bracelet, les deux téléphones portables. Tu as remis tes lunettes. Maintenant tu te couvres d'un blouson informe, d'une casquette grise, car il pleut. Voilà. Tu es dans mon hall et tu ne ressembles plus à rien. Un type que je ne remarquerais pas dans la rue. Nous nous embrassons. Sur les côtés de ton crâne, au-dessus des oreilles, je vois les points gris de tes cheveux qui percent la peau. Quarante-deux ans. Tu en avais trente-quatre quand nous nous sommes connus. Tu vieillis. Bientôt, tu auras l'air d'un petit comptable, d'un papy gris et maigrichon. Monsieur Ménétrey de la quincaillerie. Peut-être que nous nous verrons encore, malgré cela. Ton aspect général n'a que peu d'importance en fait, car je me contente des gros plans, serrés, sur telle ou telle partie de ton corps, parties à l'occasion hypnotiques et moins sujettes au vieillissement, en fait. J'aurais tendance à dire que c'est un peu mon problème dans la vie, que de préférer les gros plans à la vue d'ensemble, les détails au tout. Mais en l'occurrence, ce n'est peut-être pas si mal. 

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