Paguera


En remontant dans la voiture après avoir rempli le réservoir, je me suis aperçu que la station balnéaire de Peguera, que nous venions de traverser à la recherche d'une pompe ouverte le dimanche, figurait sur la petite carte fournie par le loueur de voiture sous le nom de Paguera (sans doute la différence entre le toponyme catalan et sa traduction en castillan.) Peguera sonnait curieusement à mon oreille et je me demandais vaguement quelle pouvait en être l'étymologie. Mais avec cette substitution d'une seule lettre remonte soudain à ma mémoire la voix de ma grand-mère. Des odeurs et des images du passé reviennent en cortège à l'évocation de ce mot: Paguera.
Près du téléphone, où peut-être sur le piano, il y avait dans l'appartement au-dessus du cinéma une photo noire et blanche de ma grand-mère descendant les marches de l'escalier d'accès à un avion. C'était une photo professionnelle, sans doute un petit business de photographe d'aéroport, qui vendait ensuite ces souvenirs aux touristes, assurément flattés d'être cadrés dans un style glamour, comme des Marilyn ou des Steve McQueen. Et moi-même, à l'âge de six ou sept ans, je faisais mal la différence entre le statut des stars de cinéma (dont mes grands-parents eux-mêmes projetaient chaque soir les films) et le statut de ma grand-mère, ce jour-là à l'aéroport de Palma. Prendre l'avion était pour moi un signe de richesse, un acte réservé à l'élite. Cette fameuse photo, avec la rambarde de l'escalier, le logo d'Iberia, s'appariait à toutes ces menues choses exotiques que l'on trouvait dans l'appartement des parents de mon père: la mini pantoufle d'Evzone en osier, à pompon rouge, que je pouvais encore chausser; la paire de castagnettes accrochées au lampadaire de la chambre; la petite mascotte publicitaire d'Air India, avec son turban, dont la peinture s'écaillait dans ma bouche quand je la rongeais et qui, dans cette proximité avec mes narines, puait le caoutchouc vulcanisé. Un assortiment de bibelots rapportées de petits voyages et qui s'accumulaient dans la poussière de cet appartement de fonction.
Dans mon souvenir, ce cinq pièces reste associé au soleil des grandes vacances – puisque c'est précisément à cette période de l'année que nous allions y passer une semaine ou deux. Il sentait le tabac (mon grand père était fumeur de cigare; ma grand-mère, de Laurens Orient: des cigarettes de forme ovale, vendues en boîtes dont chacune contenait un petit bristol, sorte de carte de visite frappée des initiales du cigarettier et qui servaient à prendre des notes. On en trouvait un grand nombre près du téléphone, griffonnées de numéros notés au stylo bille, de la petite écriture penchée de ma grand-mère...) L'après-midi, on baissait volontiers les volets à rouleaux de bois. La coulisse était articulée de manière à ce que l'on puisse les projeter en avant. On avait donc un demi-jour et suffisamment d'air dans les pièces – le salon et deux chambres étaient orientés plein sud. Ainsi, dans la touffeur de l'été, avec cette pénombre, la lumière vive filtrant entre les claires-voies des stores, on aurait aussi bien pu être à Rome où à Milan.
Les pièces côté Sud ouvraient sur une vaste terrasse qui n'était pas plate: il s'agissait de la toiture en dos d'âne de la salle de cinéma. Mais l'architecte n'avait pas jugé utile ni de l'aplanir, ni de la rendre habitable. Il n'y avait donc pas de véritable accès à cette surface inhospitalière, sinon à travers les fenêtres qu'il fallait enjamber si l'on voulait y descendre. Et c'était une expédition dangereuse, car cette toiture n'avait de parapet que sur les côtés, et pas au bout, où le dos d'âne était à fleur, à une dizaine de mètres au-dessus du sol. De toute façon, le gravier dont cette toiture était recouverte vous  brûlait la plante des pieds.
Ma grand-mère évoquait donc des mots exotiques. Elle parlait de Paguera, de Majorque, de Palma, comme elle parlait de l'Adriatique où la famille passait habituellement ses vacances d'été, dans les années soixante, quand mon oncle vivait encore avec eux. Comme il avait un jour immortalisé ces vacances estivales italiennes, mon grand-père avait eu la bonne idée de tourner quelques images de ce séjour majorquin. Et je réalise que ce court vol Genève-Palma a sans doute été leur baptême de l'air (si ce n'est leur seul trajet aérien.) Sur les images, on voit la tante Germaine, son fils Jacky et une jeune femme inconnue à grosses lunettes de soleil – qui n'est pas celle que Jacky avait épousé quelques années plus tard. A la fin, il y a cette scène sur la terrasse de l'hôtel "Florida" (il n'existe plus, apparemment), qui a l'air d'être une fin de journée, le moment de l'apéritif peut-être. Les gens ont l'air vaguement embarrassés d'être à l'image. Ou alors mon grand-père les bassinait avec ses plaisanteries, anecdotes incessantes et autres bons mots dignes des papiers de Carambar. C'est aussi possible. N'importe, ils avaient l'air enchantés de leur séjour dans ce paradis baléarique, dont leur maison et leurs conversations conserveraient longtemps la trace.

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