Stairway to heaven

Retourner à Zurich, pour une nuit. Danser un peu, sur de la vraie musique électro, pas de la house vocale pour show travesti; avec un mélange de gens, et pas que des coiffeuses parfumées en chemise Gucci. C'était l'idée.

Le club s'appelle Stairs. Car pour l'atteindre, il faut effectivement emprunter un interminable escalier de secours métallique, accroché au flanc du centre commercial Letzipark. C'est un petit club où se tient, un samedi sur deux, une soirée gay.
On arrive peu après minuit, après avoir pris un verre dans un bar animé de la Langstrasse. Le Poulet est déjà là, les cuisses et le paquet moulés dans un short de sport en lycra. Aussi, quelques têtes connues, sur lesquelles on ne met pas forcément de nom. Des visages de la nuit zurichoise. Le DJ qui ouvre la soirée tâtonne, suit quelques pistes sans véritablement persévérer dans aucune. Le set principal doit débuter à deux heures. On dansote pour patienter, en fréquentant les banquettes, disposées dans des alcôves latérales. Le club n'a ni véritable light show, ni décoration, sinon de larges glaces encadrées, qui sont un artifice pour agrandir optiquement l'espace exigu. Vus des alcôves, ces jeux de miroir atténuent un peu l'impression de claustrophobie que l'on pourrait ressentir dans cette discothèque petiote et basse de plafond. Un darkroom (honnêtement équipé) a été aménagé dans un coin. Mais on regrettera toujours le Laby et sa mezzanine, qui permettait de s'échapper du dancefloor, de marquer une pause, de changer de décor rien qu'en montant quelques marches d'escalier.
Derrière le bar, le petit Johann, organisateur de ces soirées, bosse comme un forçat. Je me souviens qu'il y a une dizaine d'années, un petit magazine des nuits zurichoises en avait fait le portrait, peu avant l'ouverture de l'éphémère grand Laby, à quelques pas d'ici. C'était lui qui devait gérer L'Attique, nom du bar et de la piste de danse du premier étage. Il était très jeune à l'époque – à peine plus de vingt ans – et j'avais été impressionné par cette responsabilité confiée à un si jeune Romand. Et aujourd'hui, seul rescapé du mythique Laby, il court derrière le bar, traverse à plusieurs reprises la piste d'une disco de seconde classe, en poussant un chariot de supermarché rempli de bouteilles (le stock a l'air mal placé par rapport au bar...) J'espère qu'il gagne correctement sa vie. Qu'il n'a pas de regrets.

J'observe le public. Des quadras, des quinquas. Peu de jeunes. Beaucoup de types dansent déjà torse nu ("Il faut bien qu'ils mettent en valeur ce qu'ils préparent toute la semaine à la salle de sport", analyse perfidement Pascal.) Près de moi, un type en chemise boutonnée jusqu'au col. Quelques barbus genre hipsters. Un métis déjà défoncé qui nous tombe dessus, place de force nos doigts sur ses tétons, à plusieurs reprises. Une femme dans la cinquantaine, longs cheveux noirs, qui se tient un moment derrière moi, comme si elle voulait se cacher. Et une blonde, soixante ans peut-être, qui répond à mes sourires. Je me souviens d'elle tout à coup: un soir au Laby, elle était venu danser en face de moi. Et on avait rigolé car elle ressemblait un peu à Annie Cordy. Un moment, elle est seule au bar devant un drink. Je me demande bien ce qui l'attire ici... On observe encore le manège d'une fille trentenaire, défoncée au LSD ou aux champignons, qui se raconte des histoires, se fait de petites peurs en surprenant son reflet dans une glace. Elle se tient là, entre la lumière de l'entrée et l'obscurité de la piste, n'osant faire le pas et pénétrer plus avant dans le club. Peut-être qu'elle a peur de ne pas retrouver la sortie?
La soirée est maintenant bien lancée, sans être vraiment plus peuplée. Une soirée honnête, au fond, mais sans magie. La clientèle n'est pas désagréable. Personne n'est lourd, ni bruyant. Le Poulet a ôté son maillot et s'est juché sur le tout petit podium circulaire, en bois, qui soutient un pole métallique. Tout le monde danse. La chimie me procure un bref moment un peu spatial, un accord profond se fait entre la musique et les gens autour de moi. Je ferme les yeux, entrevois brièvement les lignes de quelques mandalas rotatifs; mais ça ne dure pas. Je drague un peu, roule quelques galoches. Bavarde. Socialise. Un Genevois, que je connais des soirées depuis toujours, m'apprend qu'il vient de déménager à Zurich. Pour le boulot? Non, du boulot, il n'en a pas encore. Mais il est ravi d'être là pour les soirées. "Ce n'est pas comme là-bas. Ici, il y a tous les week-ends un endroit où sortir", m'assure-t-il. Oui, comme la plupart des types ici, il sort et se drogue probablement chaque week-end. Comme ces gens que l'on rencontre immanquablement quand on vient ici, tel le blond – qu'on avait baptisé la sommiche –, et qui, s'agissant d'exhiber ses fesses, a remplacé l'ineffable "danseuse au plug", disparue du circuit. Et le Poulet, qui m'avouait tout à l'heure avaler un cachet tout de suite en arrivant, "sinon on s'emmerde". Comme les cabarets et les bistrots, ces soirées offrent donc à une catégorie du public l'occasion de se droguer socialement, dans un cadre précis. Pourquoi pas, au fond?
On s'en va vers cinq heures. La ville embrumée dort encore. Le haut des tours disparaît dans une ouate grise. Les premiers bus illuminés quittent leur dépôt. 
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