Une bonne image

Mardi en début de soirée, je me sentais (comme souvent en hiver) engoncé dans mes vêtements. Comme ratatiné. Pourtant il ne faisait pas froid et je ne portais que mon blouson et un pull de coton, mais bref. J'avais cette impression. Et même si elle émanait de quelque chose de plus profond, il fallait que je m'en défasse. Je suis allé chez H&M, j'ai choisi quelques vêtements, un pantalon de type cargo (surpris d'en trouver encore, je pensais que ça ne se faisait plus), une chemise, un t-shirt rouge pour Nouvel-An, si l'on sort. Aux caisses, une femme cherchait clairement à me doubler dans la file d'attente, faisant mine de s'intéresser aux babioles posées sur un étal devant le comptoir. Et hop, la voilà qui s'insère dans le rang, juste devant moi. "Vous voulez passer avant moi, Madame?" je lui demande sur un ton pointu-mielleux. Elle me regarde, la tête penchée, menton en arrière. Une folle, grande, cheveux roux, la cinquantaine, lunettes à montures métalliques, peau molle, pâle et rose, légèrement suante. S'en dégage une impression de violence mal contenue. Elle pourrait tuer sur une impulsion, j'en suis sûr. "Oui, volontiers", répond-elle d'un ton sec, avec l'accent allemand. A ce moment-là elle perd quelque chose, sans s'en apercevoir: une carte de cliente des magasins Claire's. Mais le type qui la précédait la ramasse. Dommage! S'il n'avait rien remarqué, j'aurais shooté cette carte plus loin, sous les étals. Au moment de payer, elle la tend à la caissière. "Je ne peux rien en faire Madame, ici on est chez H&M, par chez Claire's", s'excuse la vendeuse en souriant. L'autre regarde autour d'elle, subitement. Comme pour vérifier qu'on n'est pas chez Claire's. Une folle, vraiment.
Je ressors avec mes nouveaux vêtements dans un sac. Je longe le couloir du centre commercial, sous une débauche de lumière violente. Des gens partout. Certains se penchent sur des étals d'objets "artisanaux" affreux, de ceux qu'on appelle "nids à poussière". Tout à l'heure, dans les glaces de la cabine d'essayage, je me suis scruté. Ils sont très biens, ces miroirs, on peut se voir devant et derrière. En essayant la chemise, j'ai pu observer mon dos en entier. Vérifier que tout est bien ferme. Que ma nuque ne fait pas trop de plis. J'ai bien fait de me tondre les cheveux, je trouve. Je dois le faire tout le temps maintenant, sinon ma calvitie se remarque trop. Le corollaire étant que quand je me fais tondre, on voit ensuite que mes cheveux sont très clairsemés à l'avant du crâne... J'y suis allé lundi, chez le coiffeur, pour donner une bonne image le soir, au souper. Le salon où je vais d'habitude était fermé. J'en ai trouvé un autre, rue de l'Ale, un salon où vont aussi les dames. Il faisait très chaud, ça sentait le cheveu mouillé, le shampooing, d'ailleurs la blonde qui m'a accueilli m'en a proposé un, mais j'ai refusé. Puis le patron est venu. Un Turc, la cinquantaine, avec une barbe largement blanchie. Il m'attaque à la tondeuse, sans douceur, il me racle le cuir chevelu avec le sabot de l'appareil, dans tous les sens. Et tout à coup il me demande si j'ai commencé à faire des implants. Non, pas du tout. Qu'est-ce qui le fait croire ça? Une fine ligne arrondie, dépourvue de cheveux, en dessous de la tonsure – qui est, elle, sur le sommet de mon crâne. Du coup, il m'explique que lui-même s'est fait implanter des cheveux. Il s'interrompt à nouveau (j'ai le crâne tout humide, il l'a vaporisé d'eau) pour faire défiler des centaines de photos sur l'écran de son téléphone. Il cherche, cherche, cherche. Cela dure. Je sens l'impatiente poindre, mais il finit par me montrer des images de lui-même, "avant". Je vois sur l'écran un type chauve, avec un autre modèle de lunettes. Il a fait ça en Turquie, pour trois mille francs (voyage compris). Bref, d'une certaine manière il me fait indirectement la réclame pour cette opération, mais je n'en ai rien à cirer. Si j'avais trois mille francs d'économie, j'en ferais tout autre chose. Un beau voyage, plutôt. Non, je tiendrai mes cheveux hyper courts et, quand il le faudra, je me raserai complètement le crâne. Je ressors du coiffeur, délesté de vingt-sept francs et de quelques grammes de cheveux; en espérant que dans mon sac, la bûche du souper n'ait pas souffert de la chaleur étouffante de ce maudit salon.
Cheveux bien coupés, autres vêtements. Sans oublier mes nouvelles lunettes, que j'aime bien. Je les mets le soir, la nuit, je les porte pour aller au théâtre, partout, délaissant les lentilles. Je cherche à montrer autre chose. A ne pas devenir complètement invisible, probablement. Ne pas me faire gober par l'indifférence et la nuit de décembre.


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Harder, Better, Faster, Stronger 

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