Beaucaire

Le pont était beaucoup plus long que je ne l'avais imaginé. Car ici il faut traverser, le long de la chaussée, deux bras du Rhône, formés par une île effilée, qui marque la frontière entre les deux cités. Une imposante barge poussée remonte le courant au-dessous du château de Tarascon, dont la masse domine les eaux vert sombre. Apparaît la rive droite, avec le bassin d'un port de plaisance qui borde le rempart du vieux Beaucaire. On descend de la digue balayée par un vent frais qui annonce la pluie.
Nous voici longeant d'autres façades décaties. Au premier abord, la ville a cet aspect fatigué, négligé de ces cités du midi, abandonnées à leur sort. Des villes qui ont été, mais qui ne sont plus. Des villes qui n'ont pas trouvé, comme Arles avec la culture, de parade à la désertion. Encore que les volets fermés, les bâtisses en défaut d'entretien ne soient pas rares dans cette dernière... Un bref rayon de soleil filtre à travers les branches des platanes. Un deux roues pétarade. De vieux Arabes en qamis et chaussures éculées, devant un tabac. On pénètre dans la vieille ville par l'une de ses portes. Petits pavés. Rues courbes, vides. Personne ou presque. De jeunes Beurs entassent des sacs dans le coffre d'une petite voiture usée. On erre, au hasard, tout sens de l'orientation perdu.

(Toujours ce désir d'une ville, grande ou petite, qu'on reconnaîtrait comme sienne. En y arrivant. Au détour d'une rue; en levant les yeux sur une façade. On l'avait fantasmée. Elle nous habitait secrètement, avec ses trottoirs inégaux.)

Nous voici dans une ruelle dont plusieurs façades se joignent, au-dessus du pavé, par une série de ponts percés de fenêtres. Et tout  à coup, on débouche sous une arcade médiévale qui s'ouvre sur une petite place dominée par la ramure majestueuse de trois ou quatre platanes. Quelques beaux immeubles, aux volets rouges. Dans un angle, deux terrasses de café se font face: l'une fréquentée par les Arabes, l'autre par deux ou trois Français. On prend une bière. J'imagine cette place, au Moyen Âge, quand le marché s'y tenait. Sans platanes, sans pavés. Un sol boueux. Le caquetage des poules. L'odeur de la viande des bouchers, accrochée sous les arcades. Des paysans avec leurs ânes. Des mendiants, des enfants qui piaillent... Les premières gouttes de pluie stoppent cette rêverie. On repart, en longeant les façades pour éviter l'averse (on n'a pas emporté de parapluie). On suit des rues pauvres le long de la digue. Partout, un relent d'ordures – mais c''est peut-être l'odeur de la grande usine de pâte à papier, en aval. On emprunte un escalier pour remonter sur la digue et retrouver le pont et, après, les rues désertées de Tarascon.

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