Un dimanche à Vuillerens

Il faut s'extraire de l'agglomération. Prendre un train jusqu'à Bussigny, puis traverser quelques territoires déshumanisés, des zones industrielles, des zones commerciales aux parkings déserts sous le soleil dominical. Monter vers Echandens, son château un peu austère, sa boulangerie (ouverte!) et ses quartiers résidentiels, confits dans une verdure abondante et apprivoisée. Le vrai chemin commence ici, sur le replat qui domine le village. La bise qui a nettoyé le ciel des humeurs grises de la semaine nous force à boutonner nos vestes, tandis que les épis d'orge ondoient en bruissant. Une villa, seule au milieu des champs, se dissimule derrière un bouquet d'arbres. Puis un hangar, en bordure de vergers, dont le flanc nord abrite une ancienne vedette de la police du lac, curieusement échouée dans ces hauteurs. Ensuite, il faut suivre les caprices des vallonnements du terrain. Longer ou traverser des bosquets; éviter des flaques; emprunter tantôt des sentiers, tantôt de petites routes goudronnées. Traverser des villages où l'on voit peu de monde, sinon d'autres promeneurs du dimanche. Observer la ronde aérienne d'un couple de buses. Passé Bremblens, les chemins sont moins pittoresques. Des routes secondaires, non exemptes de trafic. La bise, toujours, et d'autres pentes finissent par éteindre l'enthousiasme bavard du départ. Au haut d'une côte, un arbre solitaire au croisement de deux chemins. On s'installe là, à même l'herbe et la terre tassée, pour un goûter improvisé. Quelques cyclistes, quelques coureurs passent. En face, par-delà un petit vallon, la façade trapue et bourgeoise du château de Vuillerens. Apercevoir enfin le but de la promenade nous redonne des forces. L'enthousiasme revient. Mais les raccourcis manquent: on aurait envie de couper à travers champs; mais il faut encore longer la route cantonale, et gagner le village par une côte bitumée. 
Le carrefour du village. A droite, le perron du café (fermé à chaque fois qu'on visite Vuillerens...) En face, un autre imposant double perron, sur ce qui a dû être l'école du village. Se retrouver subitement, après cette longue douche de soleil et de vent, à l'ombre d'un pignon crée un violent contraste. Durant quelques secondes, la perception des choses vacille, le temps que les pupilles se fassent à ce brusque changement de luminosité. Le château et ses jardins délicieux ne sont plus qu'à quelques pas.

Là-haut, sur les toits de tuile, de vieilles antennes de télévision pointent la direction de la Dôle et du Mont-Rond de Gex. J'aime les antennes. Qu'il faille, sur ou sous les toits, ces râteaux du ciel, ces perchoirs à corneilles, exposés à toutes intempéries pour qu'on puise, dans le confort tiède de son salon, voir le monde sur un écran de télévision, m'a toujours fasciné. Je m'interroge une seconde sur cette fascination et je comprends subitement que je l'ai reliée à quelque chose de bien plus profond, quelque chose lié à l'ancien arrachement à mes racines géographiques. On m'avait éloigné de l'endroit où j'étais enraciné, mais je m'en suis suffisamment rapproché pour pouvoir y retourner à pied. Je me suis procuré une antenne pour regarder la télévision. En l'orientant vers la Dôle et le Mont-Rond de Gex, je me suis mis en prise avec mes racines. Au fond, j'ai compris ce dimanche que ce n'est pas tellement une ridicule obsession hertzienne que je manifeste lorsque je rampe, dans la poussière de mon grenier pour tirer un câble coaxial, que celle de rester complètement orienté vers ce qui pourrait bien être mon essentielle force de vie.

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Continuité 

 

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