Adieu Gamin

On sort de la voiture, la route est en légère pente. En face de nous, le clocher, sur fond de ciel laiteux. Et comme on parvient à la hauteur de l'église, Pascal dit: Voilà Christian qui arrive. Comme on dirait une énormité. Il faut que je voie le cercueil rouler hors du corbillard, se ranger sous l'avant-toit, sur ses roulettes, il faut cette image pour que je comprenne qu'il ne s'agissait pas d'une mauvaise blague. Notre ami est là, en effet, lui qui s'en est allé dans cette "autre boîte", comme le dira tout à l'heure Seb. Alors la réalité me rattrape. Le deuil, refoulé toute la semaine. La peine, tapie derrière la colère et l'énervement, momentanément dissipée par les routines quotidiennes, le travail, les mots de chaque jour. Derrière le jugement même, bien commode pour dévier le chagrin, le transformer en reproches, pour faire porter aux autres, et même à toi, mon cher Gamin, la responsabilité de ce qui t'est arrivé. 
Puis, il faut entrer dans l'église et l'on se liquéfie. Je vois ta sœur, que je ne connais pas mais que j'étreins. Il faut s'assoir, se serrer sur le banc, juste derrière tes parents, si braves, au pied des marches du chœur que cachent les couronnes, les gerbes, les pots de fleurs et les bougeoirs. Et on t'a placé là, avec ce portrait de toi dressé sur ce cercueil: une photo souriante qui empêche toute abstraction, tout doute sur la réalité de ce moment impensable.
Depuis l'automne dernier, je n'écoutais rien quand tu parlais de tes problèmes de santé. Je ne voulais rien savoir. Je ne saisissais que des bribes, qui n'avaient donc pas de sens. Puis il y a eu ces messages sur WhatsApp, ces explications, ces photos de toi dans ton lit d'hôpital. Mais je prenais tout ceci comme une mise en scène, une théâtralisation indécente. Je ne voulais pas voir que tu nous préparais, peut-être, à la suite. Que tu nous disais gentiment, peut-être, adieu... Je te jugeais, tu vois. Puis il y a eu la soirée chez Denis. C'est toi qui as conduit encore; et ce moment terrible, quand Pascal est parti aider Denis à touiller la fondue, nous laissant seuls, toi et moi, sur le canapé. Et je ne pouvais pas te regarder, j'avais de la peine à te parler, c'était trop fort, mon cou tendu comme celui d'un cygne vers la cuisine, dans un effort physique pour fuir la réalité. Il a bien fallu que je fasse face; que je me tourne vers toi. Que je te demande: Tu as le trac pour mercredi? Et maintenant, je ne suis pas sûr de ce que tu m'as répondu. Je voulais croire que tout irait bien. Quatre jours de soins intensifs, et on te reverrait en chambre. Puis il a fallu passer à table. Tu toussais. Tu fumais, malgré les avertissements du chirurgien sur les douleurs de la toux après cette opération; avec les côtes sciées. Je t'ai regardé allumer une tige, penché sur une bougie du salon. Tu fumais une de tes dernières cigarettes et moi, nanti de ma bonne santé, je te trouvais inconséquent...
 De retour en ville, on a monté deux lourds sacs de sable pour la caisse de ton cher Roby, pendant que tu garais ta voiture. Nous nous sommes croisés une fois redescendus, dans la lumière chiche de ta cage d'escalier. Tu t'apprêtais à monter ces cinq maudits étages. C'est la dernière fois que je me suis trouvé près de toi, avant ce vendredi, à l'église de Nods.

La cérémonie s'achève. Denis, Seb, Michaël et un inconnu t'emmènent. Le chœur est vide, tout à coup. Le banc de ta famille, déserté. En sortant, la lumière crée un fort contraste sous le porche, je ne vois personne, mais il y a ton cercueil, juste là, je passe une main rapide sur le bois frais, ça me tue; puis on se tasse tous, anéantis, sur la pelouse, au flanc de l'église. Le Didy est inaccessible, muré dans son chagrin. Des dizaines de personnes et pas un mot, pendant de longues minutes, avant qu'on se mette en marche pour ce dernier voyage. Un cortège dans le village. Le cimetière est au bout d'un chemin bordé de quelques fermes modestes, posées sur la pente là, sous le Chasseral, trait de pierre lourde dans le ciel où traîne un peu de neige. Toi, tu es déjà là, dans ton autre boîte, posée sur des tréteaux au-dessus de la tombe. La croix avec ton nom et ces dates terribles, 1978-2017, est déjà plantée, comme une ultime cruauté: on ne trouve pas, à Nods, d'échappatoire à la réalité. Quelques paroles du pasteur encore. Je regarde ton coin, celui où tu seras désormais, tandis que les nuages s'effilochent en une brume délicate, ménageant quelques trouées de lumière au-dessus du paysage vallonné. C'est joli chez toi. Mais c'est le moment de te faire descendre. Denis grimace derrière ses Ray Ban en retenant avec peine cette corde blanche tendue sur son épaule. Ta maman tend une rose à Didy: un instant de grâce. Je suis sûr que c'est toi, que tu étais là à ce moment. De grosses roses que l'on jette dans la fosse. Et voilà.
Mon cher Gaminou, je me dis que ce qu'il y avait de forcé, de gêné, entre nous, cette communication imparfaite était peut-être en réalité le signe d'une grande proximité, le signe d'une manière commune de réagir aux émotions: cette illusion que nous parviendrions à les tenir à distance. Toi, âme sensible et délicate, en faisant le fier à bras. En t'inventant des rôles de dur, de sans-cœur, engagé pour faire le sale boulot – alors que tes collègues, tout à l'heure, ont mis ce mythe en charpie en louant tes qualités humaines et tes qualités d'écoute. Et moi, en niant la réalité, en n'écoutant rien de ce qui me déplaît, pour me maintenir dans ma propre bulle de réalité arrangée, où personne ne doit être ni malade, ni mourir avant moi. Où il faut toujours faire la fête. 
Hier après déjeuner, j'ai empoigné mon téléphone et j'ai retiré ton numéro du Groupe de pédés. Un autre sale boulot, mais pour moi, cette fois. Donc en ma qualité d'administrateur du groupe, je te nomme membre passif; ça te fera les pieds.
Adieu Gaminou, je ne vais pas faire le sentimental ici, tu as eu ta part vendredi et en fait, tu aurais détesté ça malgré ton goût pour le pathos. Un enterrement avec Céline Dion, Dalida et L'Absence, c'est pas mal, dans le genre. Même en te pacsant tu n'aurais jamais eu un tel succès. Chapeau!
Je t'embrasse fort et te remercie pour ta compagnie au cours de ces quinze années de fête.
Va maintenant!

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