Another brick in the wall

Si l'on repense à tel ou tel moment, on se souvient d'un détail, d'une phrase, d'un mot ou d'une image. Ce moment peut-être plus ou moins long. Ce peut être un bloc de plusieurs années: la période où l'on a travaillé ici; celle où l'on a habité là. Est-ce à dire que la mémoire n'enregistre que les instants-clés? Les anomalies, les écarts à une normalité? Alors le fil du temps, considéré comme "normal", serait pas stocké car inutile – à l'instar du mécanisme informatique de compression des vidéos, qui ne rafraîchit pas, sur un écran, les pixels dont la luminosité et la teinte ne varient pas d'un frame à l'autre, pour économiser la bande passante? Pas du tout, m'a répondu récemment Pascal. La mémoire ne cesse d'enregistrer, d'assimiler. Même les moments non saillants, qui émargent à un tout. La mémoire ne cesse de modifier notre référentiel, dans un processus d'apprentissage permanent. Cela m'a paru évident et rassurant, à l'heure où ma vie est entrée, depuis une dizaine d'années, dans une période de grande stabilité. Cette stabilité me permet de considérer le temps par blocs, justement. Bloc logement, bloc professionnel, bloc relationnel: le cap de la dizaine d'années sans variation majeure est dépassé. Ma vie est faite d'agréables routines. J'aime mon cadre de vie, dont je connais tous les recoins. J'apprécie mon travail, zone de confort professionnel, prévisible, amicale, dépourvue de tensions (et je sais ma chance, pour en avoir connu...) J'aime mes amis et mes quelques amants, qui apparemment apprécient de revenir passer quelques heures à mes côtés, avant de repartir vers leurs occupations. J'aime ma vie avec Pascal, un compagnon de route aux petits soins, vie faite d'un subtil équilibre entre moments partagés et privatifs, entre projets et quotidien. J'ai appris à ne pas l'attendre où il n'est pas, à faire avec ce qu'il offre, ce qui n'est de loin pas limitatif. C'est probablement réciproque.

Et si je regarde vers l'avenir (en faisant bien sûr exception des imprévus), le marathon professionnel pourrait durer encore quinze ans. Vu du milieu du gué, la perception de ce bloc est impressionnante: onze ans dans mon dos, quinze années à parcourir encore. Toutes ces heures données, pardon: vendues... Tout ce temps que je considérais autrefois comme confisqué par mon employeur, au détriment de mes libertés. Aujourd'hui je pense différemment. Liberté de faire quoi, au juste? J'aurais été bien en peine de le dire. De voyager, de parcourir le monde. Mais avec quel argent? Pensées déprimantes, inutiles. Mieux vaut raisonner en blocs. J'expérimente le rôle de rouage du système. Du système social, dont je fais partie en tant que force de travail. J'accomplis chaque jour une série d'actions qui servent une cause commune (le fait de savoir si elle est importante ou pas est subsidiaire). Je fais ça. On me paie pour ça. Je suis intégré au système. Au fond, je suis au cœur de tout ce qu'il était de bon ton de rejeter, à grand cris de stylos feutre, sur nos cahiers et nos sacs de cours, quand nous étions ados et que les radios matraquaient Another brick in the wall. J'ai laissé le marteau du film des Pink Floyd me taper dessus; je suis rentré dans le rang et je ne m'en porte pas plus mal. Au contraire...

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