Bernd

Nous nous étions rencontrés un soir à Montriond. Un Allemand de haute taille, blond, bouclé. Plus âgé que moi d'une dizaine d'années, peut-être. Des lunettes ovales à montures métalliques. Un pantalon de cuir. Bernd. Nous nous étions roulés sur la pelouse du parc. J'avais 18 ans. C'était une soirée bien agréable. L'année suivante, ou peut-être celle d'après, j'avais déménagé à Vevey et il a surgi, comme ça, un beau jour. Il avait trouvé mon adresse et il s'est présenté. Pendant les vacances d'été, un jour gris. Il descendait d'Allemagne pour camper dans le midi de la France. Il avait le projet de m'emmener. Nous sommes descendus dans la rue. Il a ouvert le coffre d'une grosse Volvo; rempli à ras bord de provisions allemandes, de conserves, d'un multipack de brosses à dents. Tu vois, j'ai tout ce qu'il faut, viens avec moi! Mais la vision de ce coffre, de toutes ces affaires, du manque d'improvisation que cela traduisait me rebutait. Je nous imaginais comme mes grands-parents sur les films huit millimètres aux couleurs de l'Adriatique des sixties, assis sur des pliants, soupant de  conserves...
Nous avons roulé jusqu'au lac de Bret. Nous nous sommes assis sur le mur de la digue, près du restaurant et avons laissé nos pieds pendre dans l'eau, sous le ciel lisse de cette journée grise, une de ces journées qui vous laisse sans énergie, sans projet.
Le sien était de passer la nuit sous sa tente, dans le jardin des amis qui l'hébergeaient lors de son séjour en Suisse, au temps de notre première rencontre. Il me propose de l'accompagner. Je n'avais que peu d'envie de camping, mais ne voulais pas tout lui refuser non plus. Et j'avais sans doute envie de sexe. Alors nous sommes partis pour un village du Jorat. Je l'ai aidé à monter la tente au fond du jardin. C'était un garçon très organisé. Plus tard dans la soirée, nous avons rejoint ses amis qui se tenaient dans le salon d'une ferme. Cinq ou six garçons, plutôt jeunes, dont j'ai oublié les traits. Bernd ne parlait que peu le français. Ils étaient plutôt rieurs, de prime abord. Mais je les ai rapidement sentis moqueurs. Et de la goguenardise à la méchanceté, il n'y avait qu'un pas qu'ils ont franchi sans scrupules. Ils se moquaient ouvertement de lui; lui posaient des question à chausse-trappes auxquelles Bernd, qui ne saisissait rien du second degré, répondait de façon candide. Ils riaient de ses réponses, sans gêne. J'étais très mal à l'aise. Je ne me sentais pas de dire quoi que ce soit, mais j'ai montré que je ne m'amusais pas. J'étais pressé de les quitter, de rentrer sous la tente, au fond du jardin, de ne plus les entendre.
Nous sommes ressortis. La nuit était noire. La fenêtre du salon faisait un rectangle lumineux qui trouait l'obscurité; les rires et les voix des amis nous parvenaient encore, atténués, à travers l'étendue du jardin. Je les ai haïs d'avoir terni l'image que j'avais de Bernd: un géant allemand, sexy, solaire, beau et fort. Ils l'avaient ridiculisé. L'illusion à laquelle j'aurais pu me raccrocher pour passer plus de temps avec lui était morte. Nous nous sommes déshabillés et nous sommes glissés dans le même sac de couchage. Le moment de sexe a été maladroit, sans charme.
Au matin, ma décision était prise: je ne le suivrai pas en France. Il s'est montré déçu. M'a déposé devant chez moi. J'ai vu la grosse Volvo partir, avec son coffre alourdi, vers le Midi et ses promesses de cigales, de camping ensoleillé, et de conserves à ouvrir sous les pins.

A ce moment-là, je ne connaissais pas encore Berlin. Mais après ma découverte de cette ville, alors en ébullition, j'ai eu l'idée de reprendre contact avec Bernd, qui y vivait. J'ai retrouvé ses coordonnées assez facilement et je lui ai écrit. Il m'a répondu aussitôt et m'a invité à lui rendre visite. Une dizaine d'années s'étaient écoulées depuis notre première rencontre.
Il est venu m'attendre en voiture à l'aéroport de Tegel. Il portait de nouvelles lunettes, moins jolies. La forme de son visage avait un peu changé. Nous avons pris la route de Zehlendorf où était son appartement. Un petit immeuble blanc, propret, dans un quartier calme, verdoyant, certainement ennuyeux. Nous sommes monté. Il m'a ouvert. Tout était très épuré, propre. Il a fallu que je me déchausse. Il a insisté pour me fournir des pantoufles. Car en Allemagne, on ne garde pas ses chaussures à l'intérieur et les hôtes font ça machinalement: prêter des claquettes, des pantoufles aux invités. Je me suis retrouvé dans des chaussons en nylon, de ceux que les compagnies aériennes donnent aux voyageurs, sur les vols longs courriers. Nous nous sommes installés dans le canapé. Nous avons parlé un peu. De son travail. Pasteur, je crois. En tout cas, une occupation en lien avec la religion. Mais je me sentais mal à l'aide. Mes pieds suaient dans les chaussons. J'avais besoin de prendre l'air. Je déteste arriver dans un lieu sans inspecter mon environnement, cela me contrarie, c'est animal. Nous sommes partis à pied. Avons rejoint la rive dallée d'un petit lac, bordé d'arbres, qui se balançaient sous le ciel bouché. Comme quelques années plus tôt, nous étions penchés sur un lac et il faisait gris. Au bout d'un moment, nous avons repris le chemin de sa maison. Moi, à contrecœur. Assez vite, il m'a emmené dans sa chambre, qui donnait sur l'arrière. Une très petite pièce, juste la place pour un grand lit, une table de chevet, au-dessous de la fenêtre. Il me voulait. Nous nous sommes déshabillés. C'était maladroit. Il était excité. Je ne l'étais guère. Assez vite, il a joui, puis est resté sur moi, en m'enlaçant. De la table de chevet montait le tic-tac d'un réveil à l'ancienne. Je regardais les murs blancs. Les nuages par la fenêtre. Le sentiment d'oppression ressenti dès mon arrivée s'intensifiait. Dans ma tête, les rouages tournaient à plein régime. Je cherchais des solutions pour échapper à l'étouffement qui me comprimait la poitrine. Il fallait absolument sortir d'ici, voir autre chose. J'ai eu l'idée de lui proposer d'aller, plus tard, jusqu'à Alexanderplatz, dans ce grand restaurant qui servait d'énormes steaks. Sur le moment, cela m'a paru la bonne idée. Une échappatoire. Cependant, il s'était endormi profondément. Il ronflait. J'ai attendu un peu puis, très délicatement, je me suis dégagé du bras qui reposait sur ma poitrine et suis sorti du lit.

Du salon, j'entendais encore ses ronflements. Tout à coup, dans mon esprit, quelque chose s'est déclenché: était-ce là le week-end berlinois dont j'avais envie? Perdu au fond d'un quartier résidentiel, en compagnie de cet homme un peu vieilli, avec qui je ne partageais rien, qui m'était totalement étranger? Non. J'ai pris la décision de partir, immédiatement. Ma valise était encore dans l'entrée. J'en ai extrait le cadeau que j'avais apporté pour lui. J'ai trouvé une feuille de papier et je lui ai rédigé un mot, le priant de ne pas m'en vouloir. J'ai déposé le mot et le cadeau sur la table. Je l'ai entendu se retourner dans le lit. Je me suis immobilisé, mais sa respiration de dormeur a repris. J'ai ouvert la porte, très doucement, j'ai pris ma valise, je suis sorti et j'ai claqué la porte derrière moi. J'ai quitté l'immeuble comme un fuyard. J'avais peur qu'il se réveille, qu'il tente de me retenir. Peur de devoir m'expliquer. De devoir rester prisonnier là.

Je me suis retrouvé à l'hôtel Arco, où j'étais descendu plusieurs fois. Une fois dans la chambre, j'ai rassemblé mes esprits. Je venais de faire usage de ma liberté et, subitement, je ne savais plus qu'en faire. L'éventail des possibles m'oppressait autant que, tout à l'heure, le sentiment de claustration dans la chambre de Bernd. A ce moment, je me suis rendu compte que j'avais oublié mes affaires de toilettes chez lui. Ma brosse à dents et aussi la serviette éponge mauve et jaune, que j'avais depuis l'enfance et qui me rappelait ma mère. J'ai traversé le Ku'damm, bourré de gens et de voitures. Des grues traversaient lentement la grisaille entre deux rangées d'immeubles. Dans une pharmacie, je me suis acheté du savon, une crème pour la peau dezent parfümiert. Il fallait que je me recueille, que je pense à un programme; à des choses à faire. Un sentiment de grande solitude me tenait.
J'ai fait ce que je savais faire à l'époque: draguer. Je me suis procuré une de ces brochures qui répertoriaient les différentes enseignes gaies et j'ai noté l'adresse d'un sauna. J'y suis allé en fin de journée. C'était un énorme établissement. A l'entrée, on m'a demandé si je souhaitais une armoire ou une cabine. J'ai pris une armoire, c'était moins cher. Une fois dans la place, j'ai compris qu'il n'y avait pas, comme chez nous, de cabines en libre disposition, dans lesquelles chacun peut s'isoler. Les cabines se louaient, exclusivement. Avec une simple armoire, il fallait soit être invité par le locataire d'une cabine, soit errer dans les espaces communs, sans intimité. Tout l'endroit résonnait sous de hauts plafonds. Le bruit des jets de vapeur des hammams, les portes qui battaient, la musique, les gargouillis d'une piscine, tout cela me donnait le tournis. J'ai fait plusieurs fois le tour de la zone des cabines. La plupart des portes béaient, leurs hôtes se présentant dans l'embrasure dans différentes positions plus ou moins suggestives. Certains se tenaient dans la pénombre et avaient disposé, en vue, des accessoires prometteurs. Au bout d'un certain temps, dans un couloir, j'ai croisé un autre géant blond. Il me tournait le dos. Je l'ai touché de la pointe du doigt. Un contact électrique s'est établi. Nous avons fait connaissance: il s'appelait Steffen.
De retour à Tegel, après l'enregistrement, je suis allé prendre un café dans un bar de l'aéroport. Tout à coup, j'ai entendu un appel personnel: on prononçait mon nom. Je me suis présenté au guichet, inquiet. Le type m'a tendu un sac: "Il y a ça pour vous." C'était mes affaires de toilettes, que Bernd avait pris la peine de ramener jusqu'à l'aéroport – il se souvenait de l'heure de mon vol. Un petit mot était joint. Il n'avait pas oublié de mettre dans ce sac ma vieille serviette éponge mauve et jaune. Je repartais aussi avec les coordonnées de Steffen. Un nom, une adresse: de quoi se projeter dans une nouvelle histoire à dormir debout, de quoi rêvasser à une fausse romance à distance; de quoi revenir à Berlin avec un projet bancal. De quoi me décevoir, décevoir l'autre aussi. Je savais bien faire ça.

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