Irréel

Quand, au temps de la péniche, Fred questionnait la réalité, quand Stephan la remettait à son tour en question lors de longues soirées chez moi, j'accueillais leurs réflexions avec un scepticisme mutique. Comment pouvaient-ils, pensais-je, douter de l'existence de cette table, de cette paroi, de tous les objets auxquels notre corps peut se heurter sans les pénétrer? Sans comprendre alors que ce n'était pas l'existence de la matière qu'ils remettaient en question, mais bien la perception que nous en avons.
Plus le temps passe, mieux je saisis leur point de vue. Certains jours, à mes yeux, l'irréalité gagne du terrain. Je suis moins sûr de la tangibilité de ce que je perçois. La matière reste la matière. La table et la paroi demeurent ce qu'elles ont toujours été. Mais je comprends que la perception que j'en ai est conditionnée par un nombre de paramètres qui, s'ils étaient autres, me les feraient percevoir différemment. En premier lieu, notre appareil sensoriel est le résultat d'un processus adaptatif; il est donc limité à nos besoins humains, essentiellement terrestres. Mon œil ne perçoit qu'une partie du spectre des couleurs visibles; mon oreille, qu'une fraction du spectre des fréquences. Et heureusement que l'on ne voit ni n'entend les ondes radio, qui saturent notre espace. Notre environnement sonore et visuel en deviendrait opaque.
Plus intimement, je me demande si mon esprit ne crée pas sa propre vision de mon environnement. Je me demande à quel point je ne sélectionne pas les teintes que je veux percevoir dans une palette mentale, améliorant ma vue des choses, opacifiant celles qui sont perceptibles mais que je n'aime pas. Idem pour les sons. La perception de ces ondes sonores et visuelles serait donc non seulement limitée par l'appareil humain, mais, en plus, conditionnée par les goûts, la réceptivité propre à chacun.
Dès lors, nous nous constituons, chacun et chacune, des bulles de réalité interprétée qui nous sont propres et qui nous tiennent lieu de réalité. On peut décoder la réalité des autres à travers leurs propos, la musique qu'ils écoutent, leur production artistique, leur manière de se vêtir, de se meubler.
Tout ceci pose la question de l'observateur en nous. De sa connexion avec le grand tout. Que serait cette observation si nous étions de purs esprits, si nous  n'étions pas limités par les filtres de notre incarnation? Quelle serait notre perception du cosmos, qui nous paraît sans fin, avec des distances dépassant l'entendement? Mais sans corps à déplacer, qu'est-ce qu'une distance? Peut-elle être franchie comme nous franchissons, en pensée, les distances terrestres, en nous portant instantanément dans tel où tel endroit que nous avons un jour visité? Un pur esprit, si tant est qu'il se puisse imaginer, est-il localisé? Est-il partout? Est-ce qu'à ce niveau, les notions de "quelque part", "ailleurs" ou "partout" continuent d'avoir un sens? La localité (le fait d'occuper un endroit déterminé de l'espace) n'est-elle pas strictement liée à l'incarnation, à la physique?
Nous sommes humains, nous nous assoyons sur des chaises, nous écoutons de la musique, qui est un ensemble organisé d'ondes sonores dans une portion réduite de vibrations perceptibles. Nous voyons le divin dans les palais, les pyramides, les cathédrales, les monuments édifiés à la gloire de différentes divinités; mais au fond c'est bien nous humains qui avons réalisé ces temples, ces dorures, ces élévations, ces prouesses, en voulant qu'elles confinent au divin. Et de fait, elles sont la pure expression de notre part divine, alors même que la foi (ou l'énergie, pour employer un mot laïque) de ceux qui les ont réalisées s'inspirait de quelque chose d'extérieur, de supérieur. Dans le ciel nocturne, nous voyons au loin des planètes, des étoiles, des galaxies entières. Nous avons des théories qui expliquent une partie de cette mécanique cosmique qui nous échappe essentiellement; mais si nos yeux étaient autres, si nous percevions davantage que le spectre visible, davantage encore que ce que les instruments décodent pour nous, percevrions-nous le cosmos de la même manière, aurions-nous les mêmes explications de ses mécanismes? Probablement pas. Sur la réalité, nous avons des explications à l'aune de notre appareillage humain.

Notre cerveau contient une copie du monde extérieur, façonnée selon la vision et les apprentissages de chacun. Vision modelée aussi par les signaux que lui adressent en permanence notre appareil sensoriel. Cette copie du monde est en principe mise à jour lorsqu'une erreur de perception devient manifeste. Dès lors, notre monde intérieur est en réalité un ensemble organisé de signaux électrochimiques dont l'étude ne fait que commencer. La mémoire y est incluse, qui permet de revivre, de se référer à des moments du passé. Mais on sait l'infidélité de cette mémoire, ses défaillances, ses regroupements thématiques, sa sélectivité; sa manière de déformer ce qui fût un jour perçu comme une réalité pure et dure.
Existe-t-il des voies de pénétration directes de la réalité vers notre for intérieur, vers l'observateur qui nous habite? Y a-t-il interaction entre les signaux électriques voyageant dans nos têtes et ceux d'autrui, entre nos signaux et ceux provenant de phénomènes extérieurs, voire provenant du cosmos? Existe-t-il des chemins vers nos têtes qui échappent aux filtres physiques – pensée incluse? Pourquoi sommes-nous touchés, transportés par la grâce des ondes sonores organisées en musique? Ou par celle de la matière modelée dans la volonté de faire divin? Qu'est-ce qui est touché, au fond, quand nous sommes charmés par la beauté, quand nous sommes pris par un rythme qui pousse notre corps au mouvement? Quels sont ces points de connexion et en quoi s'ancrent-ils dans notre corps? Comment l'observateur est-il connecté au corps périssable? Lui survit-il? Quelle est la vraie nature de la transmission qui s'opère lorsque deux personnes se regardent dans les yeux? Comment expliquer la télépathie, dont on a régulièrement des preuves, si l'on est un peu attentif? Comment expliquer les contacts avec des disparus, qui concernent une personne sur quatre, et dont on ne parle pas d'emblée, car on ne sait dire avec certitude si ce que l'on a expérimenté s'est bel et bien produit, où s'il ne s'agissait que d'un effet de son imagination?
Quelle expérience vivons-nous ici, au juste? Une vie suffira-t-elle pour le découvrir? 

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