Ce que je sais de lui

Un homme qui se dissimulait derrière une barrière de mots. D'anecdotes. On disait de lui qu'il était communicatif; mais cette communication n'était que rarement personnelle. Des gags, de bons mots, des histoires. Assez pour être extrêmement populaire et apprécié des gens, assez aussi pour indisposer son proche entourage, lassé d'entendre, jour après jour, année après année, les mêmes histoires. Un homme facile de contact. Serviable, dans la limite de son égoïsme. Sans empressement.
Dans son patelin, son père avait une entreprise de transports. La concession du camionnage officiel. Lui jouait avec les gamins. Casse-cou, il se livrait au saut à skis, tenant à bout de bras de petits bâtons, auxquels il fallait imprimer, une fois en l'air, de brefs mouvements rotatifs, pour garder l'équilibre. Il faisait le pandour avec les autres gamins. Il y avait encore cette histoire de l'abattoir où, pour se faire un peu d'argent, il se faisait descendre, tête la première, dans des fosses où l'on jetait les abats et la tripaille. On le tenait par les chevilles, il se penchait dans la fosse pestilentielle et, tenant une grande cuillère à bout de bras, il prélevait dans l'amas en putréfaction une poignée d'asticots et de vers à revendre aux pêcheurs. Et l'hiver, en suivant scrupuleusement une partition, il passait des soirées à lever, à l'aide d'un outil, les pointes de laiton des cylindres des boîtes à musique.
Vers dix-huit ans (donc vers 1926), à la sortie de l'Ecole de petite mécanique, une fugue, l'idée de s'éloigner du foyer, de vivre sa vie. Il file à l'anglaise. Mais à la gare, il tombe sur un parent. Où vas-tu comme ça? A Bruxelles, répond-il, sincère. L'autre le prend par le bras, le sermonne et le fait descendre du wagon, avec l'ordre de rentrer tout de suite au bercail. Mais dès que l'oncle a eu le dos tourné, lui, têtu, retraverse la voie, ouvre une portière du train qu'il vient de quitter et prend le large vers la Belgique.
A Bruxelles, quelques temps d'une vie de bohème, à dormir dans les parcs pour se retrouver, au matin, couvert d'escargots. Puis des soupentes, de mauvais lits dont il fallait chasser les punaises avant de se coucher. Pour faire bouillir de l'eau, une boîte de conserve suspendue par des ficelles au plafond, au-dessus d'une lampe à gaz ou à pétrole. Encore des anecdotes invérifiables. Dans la capitale belge, il trouve un travail de projectionniste dans un grand cinéma, métier qui restera le sien jusqu'au bout.
Retour en Suisse. Il s'achète une Citroën cul-de-poule. La conduite n'est encore pas réglementée. Pas besoin de permis. Les gendarmes arrêtent parfois les conducteurs et leur demandent si tout va bien, si les freins fonctionnent correctement; se satisfont de la réponse obtenue. Il sert quelques temps de chauffeur chez un bourgeois, se faisant virer à l'occasion d'une remarque personnelle déplacée.
C'est peut-être au volant de cette cul-de-poule qu'il drague ma grand-mère, qu'il attend chaque soir à la sortie du magasin Gonset d'Yverdon, en la suivant au pas, alors qu'elle marche sur le trottoir. Elle refuse obstinément de monter, mais finira par craquer à la faveur d'une déception sentimentale. Elle accepte ses avances. Alors il l'emmène à Sainte-Croix, où il veut faire les présentations à la famille. Il la fait patienter au pied de l'escalier du grand-père, chez qui il tient à la précéder. Mais le vieux, un peu sourd, parle fort. D'où elle se tient, elle entend cette question de l'ancêtre: La baises-tu déjà?

Nuit de noces au bord du lac, dans le petit cabanon de Corcelettes qu'il ne se consolera jamais d'avoir perdu. Un poste de projectionniste au cinéma Bel-Air d'Yverdon. Un appartement. Mon père arrive au printemps 1937. Déménagement à Nyon, puis à Aigle. Tout le mobilier est entassé dans un petit camion. Le jour du départ, pause-repas au Buffet de la gare, avant de prendre la route. Il désigne le véhicule et dit à ma grand-mère: Tu vois Lissou, toute notre fortune est là-dessus... Elle fond en larmes.
Dans la plaine du Rhône, les premières années ne sont pas faciles. Voisins mesquins; directeur d'école teigneux. A Sainte-Croix, c'est l'esprit de la montagne, l'entraide; à Aigle, la mentalité obtuse des vignerons de piémont; le chacun pour soi. On compte deux cinémas, l'un étant la salle communale reconvertie. Plusieurs déménagements, les propriétaires casse-pieds qui ne supportent pas les bruits tardifs de vaisselle... Et chaque soir, il faut laisser mon père seul pour faire marcher le cinéma (lui à la projection, ma grand-mère à la caisse). Terrorisé, mon père se relève après leur départ pour saisir, à la cuisine, des couteaux qu'il cache dans son lit.
Mon oncle arrive en 1947. Ma grand-mère avait une explication anatomique pour justifier cet écart de dix ans entre ses deux fils; mais sans doute le ménage n'était-il pas si harmonieux.
Mon père voulait devenir médecin. Faute de moyens, il fera l'Ecole normale, deviendra instituteur (on disait alors régent), avec un poste dans un village éloigné, à l'âge de vingt ans. A Aigle, ils se retrouvent à trois, mon oncle devient en quelque sorte enfant unique à l'âge de dix ans. Une vie peut-être plus légère commence. En 1959, la grande salle a fait son temps, ils emménagent dans l'appartement neuf au-dessus du tout nouveau cinéma, le Cosmos. Il conduit une Peugeot 403, qui les emmène jusqu'en Italie. Des vacances au camping au bord de l'Adriatique, chaque été, souvent filmées. On passe aux Peugeot 404, dont il conduira plusieurs modèles, plus ou moins rouillés, toujours puant le cigare. Il dira un jour que cette époque avait été leur âge d'or...
C'est dans les sept années séparant la mort de son aîné et celle de son épouse que je l'ai le plus fréquenté. Il faisait le pitre à table. Quand je  lui demandais de "faire le lion", il déboîtait aussitôt la partie supérieur de son dentier, de sorte que les dents pointaient en avant de manière comique; après quoi il poussait une sorte de petit rugissement étouffé. Mon oncle, ma mère ou ma grand-mère se retournaient et lui criaient d'arrêter ça immédiatement. Cela m'amusait beaucoup. Plus tard, je le faisais parler technique. Electricité; chaudières et circuits de chauffage... Il conservait depuis toujours sa vieille machine à écrire portative. C'est sur cette vieille Hermès Baby grise – qu'il disait savoir démonter et remonter au besoin – qu'il tapait les programmes des cinémas qu'il portait ensuite aux rédactions des journaux locaux. Il m'a  emmené avec eux en Italie, deux étés de suite, en train; on séjournait dans un petit hôtel sans chichi, sur la côte ligure. Au seuil de l'adolescence, il m'emmenait pour de grands tours en voiture dans la campagne. On avalait les kilomètres dans une improbable BMW Touring de couleur bordeaux, sa dernière voiture, choisie par mon oncle. Aussi, je restais des heures avec lui dans la cabine du cinéma, à regarder le film à travers la lucarne. Lui s'installait sur une chaise, face à la fenêtre ouverte, soufflant régulièrement des bouffées de cigare dans la nuit... Je m'assoyais à ses côtés. On parlait par intermittence, de tout, de rien. Des voisins, les parents d'un copain, qu'il avait vu un soir d'été faire leurs petites affaires devant la fenêtre, alors que monsieur avait une jambe dans le plâtre...
Il a tenu six petites années après la mort de son épouse. Nos liens se sont distendus. Il était veuf. J'étais ado. Et gay. J'ai eu, un temps, de mauvaises fréquentations. J'étais conscient qu'il les désapprouvait. Un jour, nous nous sommes croisés rue de la Gare. Un filet de jus de cigare coulait dans le pli de son menton. Il chiquait son dentier, comme souvent. Ses yeux étaient dans le vague. Aujourd'hui encore, j'ignore s'il ne m'a pas vu, pas reconnu, ou s'il a délibérément passé son chemin sans que nous nous disions un seul mot.

Il est tombé malade. Il séjournait chez mon oncle et ma tante, qui avaient repris l'appartement du cinéma. Ils le soignaient jour et nuit. Il s'est mis à tousser beaucoup. Un jour, il a fallu appeler l'hôpital. J'étais là quand les ambulanciers l'ont emmené. Juste au seuil de la porte, sa tête a dodeliné, ses yeux bleus, vides, ont jeté un dernier regard au couloir. Puis ils ont entrepris la descente des deux étages. Il est mort à l'hôpital, un ou deux jours plus tard. J'avais vingt ans.
Je me demande souvent ce que je porte de lui. Quel patrimoine. C'est probablement ma passion de la technique et mon côté fuyant.

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