Les frères

Il est difficile, impossible même pour un enfant unique, de se figurer ce que peut-être une relation avec un frère. Quand on est dans ce cas, on observe les rapports étranges que les amis ont à leurs frères et sœurs. Mais ce genre de relation peut aussi s'étudier dans le cadre familial. Mes deux grands-pères, par exemple, avaient chacun un frère. Des hommes très différents. 
Côté paternel, le rapport de Pap à son cadet était tourmenté et empreint d'envies. Jeunes, ils avaient les mêmes centres d'intérêt. S'intéressaient à la radio, qui venait d'être inventée. Ils tendaient des fils entre les arbres en guise d'antenne, passaient des soirées à écouter des voix lointaines, telle celle d'un vieillard baptisé Tonton Stéphane, et dont Radio-Toulouse diffusait le timbre sourd et asthmatique jusque dans le Jura suisse... Tous deux s'étaient orientés vers des professions techniques; ils avaient plus tard exercé le même métier d'opérateur-projectionniste.. La différence était qu'Henri, le cadet (qui avait épousé la caissière du cinéma Rex), n'avait pas eu d'enfant. Il était donc plus libre dans sa vie que son aîné. Moins entravé. Il avait moins de dépenses aussi. Un beau jour, mon grand-père découvre que son cadet avait quitté le pays, sans rien dire. Cela l'avait passablement énervé. Il en parlait parfois le dimanche à table. Mon oncle avait pris le parti de son père: on ne fiche pas le camp comme ça, comme un sauvage, au fin fond de l'Espagne. Ça ne se fait pas. Le jugement était tombé: s'il revenait, on ne lui ouvrirait même pas la porte. Il était banni. Or à l'âge que j'avais, treize ou quatorze ans, l'existence de ce parent fantôme, un peu maudit, avait quelque chose d'exotique, d'attirant. J'avais donc un jour appelé les renseignements internationaux qui m'avaient fournit un numéro de téléphone à Alicante, que j'avais appelé. Je me souviens du son de l'appel longue distance, avec ses crépitements, la friture sur la ligne. Une voix féminine a répondu, avec un drôle d'accent. J'ai raccroché aussitôt. Il m'a fallu deux ou trois tentatives, à quelques semaines d'intervalle, pour oser engager une conversation et me faire connaître.
Alors nous nous sommes vus. Il m'avait donné rendez-vous au Buffet de la gare, un mercredi après-midi. Je l'ai reconnu immédiatement, assis au fond de la salle: c'était la copie de mon grand-père. Nous avons parlé une heure. Peut-être plus. Il a eu le temps de m'expliquer: l'ennui que leur causait une vie monotone en Suisse, à lui et à son épouse. Travailler pour payer ses impôts... L'idée leur était venue d'acheter un mobile-home (dont son frère rêvait ouvertement depuis toujours...) Ensuite, les voyages sur les routes du Maroc au volant de ce véhicule. Et un jour, la retraite venue, l'occasion qui s'était présentée d'acheter, vers 1973, un petit appartement dans un quartier neuf d'Alicante, où ils s'étaient installés pour leurs vieux jours, comme une colonie entière de Suisses, comme eux ravis de passer l'hiver en espadrilles au bord de la Méditerranée.

Je n'ai pas pu m'empêcher de me vanter, en famille, de ma rencontre avec l'oncle d'Espagne. Je craignais qu'on m'en veuille de m'être rapproché de lui. Mais non: la colère s'est détournée sur l'oncle, qu'on a maudit pour de bon. Celui qu'on avait pourtant déjà jugé et qualifié d'indésirable n'avait même pas tenté de prendre contact avec la famille! Le cuistre! On n'avait pas de mots pour qualifier ce fait. Ce qui les énervait le plus, c'était sans doute qu'il les ait privés de pouvoir lui claquer la porte au nez...


A la suite de cette rencontre, l'oncle Henri, qui avait été radio-amateur, m'avait adressé, par courrier, un cours d'alphabet-morse sur cassettes, car je lui avais raconté mon intérêt d'alors pour la CB. Plus tard, à l'occasion d'un voyage en Suisse, il m'avait offert des coupons de la Banque cantonale de Genève. Pendant quelques années, je pouvais en détacher un encaisser une modeste somme annuelle, peut-être deux cents francs. C'était généreux, car ils ne possédaient quasiment rien. Adulte, j'ai mis à profit mon premier voyage à Barcelone pour rouler jusqu'à Alicante. J'ai vu où ils vivaient. Cet après-midi passé en leur compagnie m'avait ému, car mon grand-père était déjà mort depuis trois ans; et le retrouver bien vivant, sous les traits de son frère, était une expérience émouvante. L'année suivante, il m'avait prié de lui organiser un dernier voyage à Villeneuve, village de ses grands-parents où il avait de tendres souvenirs. J'avais réservé quelques nuitées dans un hôtel et nous nous étions vus. Je les avais emmenés en voiture à Sonchaux pour un repas. Il faisait  beau et chaud. Son épouse, Hélène, était un peu agaçante, avec une voix de crécelle qui vrillait rapidement les nerfs; mais elle était gentille et également bien disposée. Ce fut notre ultime rencontre avant les funérailles, que j'ai déjà racontées.
J'ai découvert qu'au fond, mon grand-père jalousait son cadet, peut-être pour sa plus grande liberté, peut-être pour avoir réalisé certains de ses rêves, rêves bien modestes, mais qui en réalité leur étaient communs...

C'est à l'âge du vélomoteur que j'ai fait connaissance avec le frère de mon autre-grand père. Cet engin nous a permis de faire de plus amples virées que du temps de nos vélos à pédales. Nous sommes donc partis un après-midi d'été à Chavornay, chez le frangin. Je me souviens de la route, qui filait après Orny à travers la plaine de l'Orbe, ses champs de maïs, ses peupliers, ses odeurs de fumier. Le frangin possédait une petite maison de deux appartements sur la route d'Yverdon: avec sa femme, la Lili, ils occupaient l'étage; le logement du bas était à disposition de leur fils et leur belle-fille, qui y passaient parfois le week-end avec leur fille, une adolescente à peine plus âgée que moi. A l'étage, leur appartement ressemblait à celui de mes grands-parents: un logement d'ouvriers, avec son calendrier illustré, un chromo religieux au-dessus du lit conjugal. La Lili, qui portait de grosses lunettes, une robe-fourreau imprimée sans manches, comme ma Mémé, nous a offert à boire dans la cuisine. Son accent vaudois, à couper au couteau, m'amusait beaucoup. Au bout de la table, le frangin était tout aussi rougeaud que mon Pépé; un peu plus massif, aussi. Taiseux comme lui. Mais ils se ressemblaient beaucoup. Et la relation entre eux semblait paisible et gémellaire.
Nous avons laissé la Lili et sommes partis tous les trois faire un tour en vélomoteur dans la campagne alentour. Le frangin voulait montrer à mon grand-père l'autoroute qui venait d'être construire. Nous avons roulé dans un paysage agreste, par des chemins qui passaient sous les piliers du viaduc de Bavois, qu'aucun véhicule n'empruntait encore. Les deux frères portaient une casquette et le frangin,  d'amusantes lunettes de soleil de mafieux. A notre retour, nous nous sommes installés dans le jardin, sous le cerisier; et nous avons encore bu quelque chose en bavardant. C'était un moment charmant et je rêvais que mon Pépé possède, lui aussi, un jardin où s'installer sous un cerisier quand le temps était doux... La conversation a longuement porté sur les mauvaises relations entre leur petite fille et ses parents. Puis nous nous sommes préparés à repartir. La route et nous attendait. 

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