Rendez-vous

Il faudrait que je puisse effacer ces pensées néfastes, qui tournent dans ma tête comme des bolides sur un circuit. Quand elles déboulent, vers quatre ou cinq heures du matin, je ne peux que patienter, les regarder arriver, bruyantes, l'une cherchant à dépasser l'autre, moteurs emballés. Elles passent devant moi en rugissant puis s'en vont. Je patiente jusqu'à ce qu'à ce que la courbe les avale, les soustraie à mon regard, les emporte à l'autre bout du circuit. Leur bruit demeure dans ma tête encore quelque temps. Et puis je me rendors. Mais elles reviendront, la nuit prochaine ou alors la suivante, pour troubler mon sommeil; ou bien n'importe quand, au milieu de la journée. 
Peut-on passer une vie à s'attendre, en vain? Est-il possible d'avoir manqué ce rendez-vous avec soi-même? De s'être posé un lapin? De s'être mal anticipé? Je me demande. Ou alors c'était un blind date. J'ignorais les traits de celui que j'attendais. Son métier. Ses talents. J'ai attendu, plein d'espoirs. L'heure du rendez-vous était passée. J'ai attendu encore un peu, dévisageant les gens autour de moi. Il y avait eu, auparavant, quelques messages prometteurs. Ils m'avaient rassuré. Mais à l'heure H, j'étais finalement seul.
Souvent, j'ai eu tendance à attribuer à des causes extérieures les raisons de ce rendez-vous manqué. Il aurait fallu que. (Que je travaille moins. Que j'aie plus de temps. Que mes parents aient été autres; qu'ils aient agi différemment. Que j'aie eu un frère, une sœur. Que j'aie eu d'autres modèles. Que ceci et que cela...) Cependant, j'allais vers les autres avec des attentes; un agenda. Des conditions sine qua non parfois qui, lorsqu'elles n'étaient pas remplies, me faisaient renoncer rapidement à mon projet. Ce n'était pas le bon moment, pas la bonne fois, pas la bonne personne. Alors vite, trouver autre chose, trouver quelqu'un d'autre. Une fuite en avant, en somme. 
Ma mémoire à tiroirs et double-fonds m'intoxique. Je me repasse trop le film. Trop de séquences où je crois déceler, a posteriori, l'impression que j'ai laissée aux autres, à tous ces gens que j'ai approchés. Qui avaient, eux aussi, certainement, des attentes par rapport à moi. Et je pense les avoir déçus, la plupart du temps. Je voulais Pierre, je trouvais Jean. Et inversement, bien sûr. J'aimerais revenir un peu en arrière. Juste un peu, pas beaucoup. Retrouver le temps où je ne savais pas encore. J'aimerais perdre cette lucidité nouvelle, amère, parfois désespérante.
Ma prison s'est ainsi construite, au fil du temps, de divers matériaux. Parfois, je la trouve confortable. Parfois elle m'insupporte. Je voudrais m'en évader. Mais finalement, si je l'ai construite, c'est que le dehors m'effraie. C'est une prison-bouclier. Le plus incroyable, c'est de l'avoir bâtie en fredonnant des chansons qui parlaient de liberté.
J'ai tenté d'enfiler les habits, mais je ne suis pas devenu moine. Pour être moine, il faut croire. J'ai peur que la foi m'ait quitté. Il reste un vide, par instant douloureux. Le réflexe est de le remplir. Mais avec quoi, quand les codes ont à ce point changé? Quand je me reconnais mal sur les photos; quand mes seuls traits ne font plus office de sésame. Difficile de dire si c'est une réalité ou une impression, mais dans la rue, je dois éviter certaines personnes, faire un pas de côté, dévier un peu sans quoi on me bouscule. Je suis devenu invisible, c'est sans doute ça. Révoltant, mais cela fait partie de la nouvelle donne. Un type dégarni, pas grand, on a tendance à ne pas le calculer.

Articles les plus consultés