Sous le harnais

Séquences régulières. Rythme métronomique. Répétition infinie. Éteindre le réveil. Pédaler sous la couette, s'étirer; repousser le moment où il faudra quitter la position horizontale, la douceur du duvet; le moment où il faudra se décider à poser les deux pieds au sol. Pendant ce temps, à la radio, de sémillants trentenaires, debout depuis plusieurs heures, tentent de vous retenir prisonnier d'une logorrhée informative ininterrompue, entrecoupée de jingles. On vous explique le monde, on vous le démontre chaque matin; on vous éclaire. Vous saurez tout sur tout. Des experts, des expertes en toutes matières mettent leur grain de sel dans cette cacophonie de voix. Et les jours où il n'y a rien à dire de neuf à dire de l'état du monde, l'espace à remplir reste le même: on parle tout autant. On monte en épingle des sujets scabreux, inintéressants. Après, séquence salle de bain; choix des vêtements; brève séquence cuisine, où je n'occupe qu'un mètre carré pour avaler quelques tartines, debout. Vite retaper le lit. Fermer la porte, descendre l'escalier. Se retrouver dans la rue. Croiser souvent les mêmes personnes, à peu près au même endroit. Le type qui conduit deux enfants à l'école, qui marchent toujours trois pas derrière lui. Le type hypermétrope, avec ses lunettes à la Gotainer. Le concierge de la rue de l'Ale, toujours assis devant la même vitrine, s'adressant à tout le monde. Suivre la même enfilade de rues.
Le faux départ du lundi, avec sa récréation de l'après-midi: une trouée de ciel bleu, quelques pas dans l'air libre. Mardi, mercredi, journées laborieuses, comme le jeudi, avec son réveil anticipé, sa réunion matinale. La demi-journée du vendredi rend l'ultime sonnerie du réveil moins cruelle.
Chaque soir, faire le chemin dans l'autre sens. Parfois léger, souvent fourbu. Ambiance de fin de journée, dans les rues. Sortie des bureaux, affluence dans les magasins. Serpenter parfois entre les gondoles de la Coop; tenter de ne toucher personne; piétiner à la caisse "self scan". Rues de plus en plus sombres: novembre. En décembre, les décorations de Noël éclairent un peu ce trou noir de l'an de leurs lumignons commerciaux. 
À l'approche du week-end, la perspective de longues nuit de sommeil se fait maintenant plus séduisante que celle de nuits blanches. Quand on dansait toute la nuit, qu'on dormait le dimanche entier. Qu'on souffrait le lundi et le mardi suivants, la tête vide, l'humeur en lame de rasoir... Ce temps est révolu. Je suis devenu vieux. À la belle saison: week-ends consacrés aux randonnées. Se laisser pénétrer par les beautés de la nature. Mais le dimanche soir, les craintes antiques remontent. L'horloge avance. Le soir tombe. Il faut manger. Regarder un truc à la télé. Et le lendemain, da capo! L'engrenage des obligations se remet en branle.
Ne pas se poser de questions. Ne pas s'interroger sur le pourquoi de cette vie répétitive; sur l'utilité de ce train-train stérile; sur son action professionnelle. Car si l'on cède à ce légitime questionnement, une doline s'ouvre sous vos pieds. Faire sonner le réveil, écourter des nuits de sommeil déjà piètre, morcelé (chaque réveil-pipi relançant la ronde masochiste de préoccupations, que l'heure nocturne déforme, distend...). Ne pas s'interroger sur les raisons qui mènent à passer le plus clair de son temps dans un bureau, pour répondre au téléphone, rédiger mille e-mails, participer à des réunions techniques, faire attention à ceci, surtout ne pas oublier cela, garder ci et ça en tête... La dépense d'énergie est considérable, et pour obtenir quoi, au bout? Un salaire. Un salaire! Le Graal des cohortes de précarisés; des chômeurs de la cinquantaine. Donc je me plains d'aise! Mais à quoi servira-t-il, ce salaire? A payer son loyer, son manger, son boire, quelques vêtements. Son assurance-maladie. Son abonnement au téléphone mobile. Un cocktail, un resto. Un smartphone bien sûr. Obligations et petits luxes de la classe moyenne. Et même une ou deux semaines de vacances peut-être. Des vacances comme des mirages; quelques jours où il sera permis de désactiver la sonnerie du réveil. Quelques jours où l'on se dira: Voilà ce que pourrait être ma vie. 
Chaque matin, épier, dans la glace, les traces que laissent, au visage, cette répétition infinie, cet essorage permanent, cette vie étrange: le don de son énergie essentielle à une cause tierce, à une cause possiblement dérisoire. L'expression "blanchir sous le harnais" vient à l'esprit.
Sous le harnais et dans le slip, aussi. Je livre une modeste bataille, perdue d'avance bien sûr, contre les marques du temps, à coup de tondeuse, de ciseaux. Car autour de moi, tout le monde est devenu plus jeune, subitement. A la TV, dans la rue. Aux yeux de cette jeunesse lancée à la conquête du monde, vous êtes transparent. Enfant, j'avais l'impression d'être vieux. Adulte, celle d'être immature; un imposteur, à qui l'on ne pouvait pas vraiment faire confiance. J'avais hâte de gagner en âge, en maturité, hâte de pouvoir faire profiter autrui de ma riche expérience. Maintenant quinquagénaire, j'ai le sentiment de ne pas vraiment compter. Comme si mon expérience n'était pas réellement exploitable, dans un monde en mutation permanente. Impression que mes histoires n'intéressent guère, au fond. J'ai dû louper quelque chose. L'ancrage que confère, peut-être, la parentalité? Le fait de n'avoir jamais été responsable que de moi-même diminue-t-il la validité de mon apport au monde? Je me pose la question... Au fond, je devrais davantage me faire confiance, en premier lieu. 

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