Home cinéma

C'est mon ancien salon, en fait. Mais il ne ressemble plus du tout à ce qu'il était quand j'habitais là. Et même le canapé (à l'origine un splendide Nomad de Ligne Roset) ne se ressemble plus, emmailloté qu'il est dans de vieux draps housses. A la base, pour protéger le sofa des assauts des chiens; aujourd'hui, pour qu'on ne voie pas l'état des coussins. Le sofa regarde vers la cuisine, maintenant; le meuble bas (celui dessiné par l'architecte) est entièrement recouvert de bibelots, principalement de petits animaux en bois. Tu as conservé l'affreux fauteuil Poäng que Gab t'a laissé en partant, et qui ne va avec rien. Et il y a ce gros téléviseur, connecté au système de son, que vous utilisez pour passer de la musique depuis YouTube; et qui, donc, reste souvent allumé sur une image fixe, qu'il est difficile de ne pas regarder... 

Invitation pour une soirée home-cinéma. Au programme: Citizen Kane (tu viens de l'acheter, en coffret DVD collector). Tu as invité tes deux ex et leurs conjoints. Donc six gays. Un souper collaboratif. Gab et Florent ont apporté une tarte salée; nous, le dessert. Toi, tu glisses dans le four une tarte saumon-brocolis. Recette Betty Bossy, eighties revival. On s'installe à table. Tu sers du Cynar en apéritif; ça ne fait pas l'unanimité. Vincent débouche un prosecco. Il y a de l'Aperol aussi, donc tout le monde est content. Au moment de partager ta tarte, du en désignes les secteurs: là où il y a beaucoup de brocolis, c'est l'endroit sans saumon pour Gab, qui est végétarien. Et tu me recommandes d'en découper une part dans un autre coin, où il y a moins de fromage. Tu es le roi de la bonne franquette.

A un moment, je monte pisser. En procédant, je regarde la cuvette. Sa forme. En me lavant les mains et me rinçant la bouche, je scrute le lavabo. C'est moi qui l'avais choisi, comme d'ailleurs le carrelage. De ces illusions de choix que vous avez quand vous achetez une maison sur plans... Quand on se prend la tête pour des détails insignifiants; quand votre monde s'écroule si le carreleur se trompe de catelles... Mais au fond, je viens aussi pisser ici pour épier les signes de changement, de vieillissement de mon ancien décor. Pour être sûr que je ne regrette rien.

Après le dessert et le Nespresso d'usage, on passe au salon. Vincent a déroulé le grand écran et allumé le projecteur. Le chien a pris ses aises sur la méridienne du Nomad, qu'il occupe entièrement (il finira carrément par se mettre sur le dos...) Mais Gab et Florent ne le dérangent pas et s'installent l'un dans le fameux Poäng, l'autre dans un pouf, de part et d'autre du sofa (totalement inconfortable pour une soirée télé), sofa où nous avons pris place à quatre. Moi, entre Pascal et toi. Avant de lancer le film, tu nous égares sur YouTube, voulant absolument nous montrer des extraits de Sharknado, une série pourrie que tu adores. Une des manifestations de ton goût viscéral pour le trash (je me souviens que de notre temps, vous alliez avec Cathy voir La Momie et d'autres joyeusetés de série Z au cinéma, dont vous reveniez hilares en essayant de me convaincre que j'avais eu tort de ne pas vous avoir accompagnés...).

Quand tu retrouves le moyen de quitter YouTube pour basculer sur votre lecteur de DVD, on peut enfin passer au film. Vincent éteint la lumière. On se retrouve face à l'écran, devant ce film noir-blanc au format 4:3. Il faut se remettre dans l'esthétique des années quarante. Se faire au mélange du son, aux incursions brutales de l'orchestre. Se taper les terribles longueurs du début, des tunnels de dialogues qui passent mal, avec la digestion en cours. J'entends la respiration profonde de Vincent: il dort. Ensuite, c'est mon tour. (J'essaie de résister mais je cède. Sur l'écran, les blancs ont des reflets irisés, ce doit être un effet du projecteur. Totalement hypnotique.) Plus tard, c'est au tour de Pascal, qui se réveille dans un brusque et unique ronflement, de ceux que provoquent le relâchement soudain du voile du palais. Le chien, sur le flanc, se met à pédaler: il rêve qu'il court, probablement. Le film avance, je suis enfin capté par l'action, ce qui m'empêche de me rendormir.
Et dans cette pénombre, au bout d'un moment, je réalise que nous nous retrouvons, toi et moi, dans une proximité ancienne. C'est une situation qui ne s'est plus produite depuis bientôt vingt ans. Nous deux, assis côte à côte, sur un sofa, devant un écran. A un moment donné, une question me vient à l'esprit, à propos du film. Et je me tourne naturellement vers toi, comme je l'aurais fait à l'époque, pour te la poser. Tu me regardes, l'œil un peu vitreux, en babolant une réponse indistincte – mais je t'ai peut-être réveillé.... Alors je m'interroge: as-tu aussi conscience de ça, de ce retour à cette ancienne intimité vespérale, celle des soirées télé, que je passe maintenant avec Pascal (avec qui nous avons,  en la matière, nos routines bien établies...) Quelles étaient les nôtres, quand nous regardions sur notre téléviseur Blaupunkt les séries de l'époque, Friends, The golden girls, Absolutely fabulous, The league of gentlemen? Je ne m'en souviens pas. Ce qui est insondable, c'est le degré de rancune que tu gardes peut-être, par rapport à ce qui s'est passé...

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