Renens

Au-dessus des quais de la gare, on démonte les marquises centenaires, poutrelles de fer riveté avec croisillons, à la Eiffel. Structures robustes, que l'ancienneté rendait élégantes. Avec leur forme en V très évasé, les bords de la toiture s'élevaient au-dessus des voies; cela donnait à l'ensemble une allure dynamique. Quelque chose d'optimiste, contrairement aux marquises de tant de gares qui semblent, à l'inverse, baisser les bras... 
Vers Malley, autre chantier impressionnant. On pose un viaduc qui permettra des croisements de trains par-dessus les voies. Des engins dantesques forent aussi par dessous les rails, des passages souterrains. Au sud de la gare, le secteur des anciens entrepôts a été mis à plat. Maintenant éventré. Déjà, une tour de bureaux, en béton anthracite, presque aussi haute que le silo voisin, préfigure ce que sera le quartier. Administratif le long des rails, résidentiel de l'autre. Coup d'œil vers l'ouest: le Pont-Bleu, hérissé d'échafaudages. Et là, un carrefour sens dessus-dessous. Le secteur de l'ancienne boucle de rebroussement des trams, éventré. On prépare les fondations d'un des piliers du large viaduc en bois, réservé à la mobilité douce. Il enjambera le faisceau des voies dans un tracé oblique. Pour faire de la place prolongement du tram vers Bussigny, on a démoli la rangée de petites maisons basses qui bordaient la rue du Terminus. Derrière une forêt de barrières rouges et blanches, par-delà les fosses parcourues de conduites décaties, dans le bruit des machines, cette disparition du front bâti redonne temporairement à lire le terrain, dégageant un étroit pan de moraine...
Et je me souviens qu'un jour que nous passions ici, dans le train de Cossonay, tu m'avais raconté qu'au temps de ton apprentissage, tu étais parfois accueillie pour le repas de midi dans la cuisine d'une de ces maisonnettes. Un appartement au-dessus des commerces. Des amis des grands-parents, ou de vagues cousins, je ne sais plus.

Que pouvaient être tes journées d'apprentie à la Tesa, dans ce Renens de 1960, une cité industrielle, née du rail, avec ses multiples ateliers, ses fabriques à cheminées, celle de la Zinguerie, celle de la Cupra? La Tesa était une entreprise à l'ancienne, une grande famille, en somme. En parcourant ton album de photos, on voit les images de vos sorties, des vos fêtes de Noël. Oui, une vraie famille. Tu t'étais liée d'amitié avec la Lulu, devenue plus tard, pour moi, une lointaine marraine; comme j'ai moi-même été le lointain parrain de trois enfants. (Il ne faut pas demander à des célibataires de jouer les marraines ou les parrains: les enfants, ce n'est pas leur truc.)

Tu venais de commencer ton apprentissage quand un drame s'est joué, un soir, au fond d'un bar à café de la rue du Midi: La Frégate. Une fille d'à peu près ton âge s'était faite poignarder par un soupirant. J'ai retrouvé dans Scriptorium les articles de presse de ce fait divers. Le procès du meurtrier a donné l'occasion à la Tribune de Lausanne de dépeindre les protagonistes: des jeunes gens frustes, projetés dans le monde adulte, sans ressources, sans expérience, sans valeurs. Sans langage, aussi. Et sans langage, le corps ne peut que s'exprimer dans le sien.
Tu brossais une série de portraits de ton entourage professionnel. Madame de Siebenthal, la téléphoniste, que j'ai connue. Comme tu avais seize ans et que tu venais de la campagne, elle avait pour toi les égards d'une mère. D'ailleurs, la Mémé, qui t'avait accompagnée pour ton premier jour, lui avait dit: "Je vous confie ma fille". Elle ne l'avait pas pris à la légère. Tempérament et fort accent suisse-allemand. Monsieur Widmer, ton formateur, je crois, un homme bienveillant, à cheveux coupés en brosse. Je me souviens de ton émotion un mercredi après-midi, alors que nous l'avions croisé par hasard devant l'Innovation... Madame Plancherel encore, une Polonaise, blonde, à l'accent également marqué, qui t'avait appris quelques jurons et contrepèteries dans sa langue. Et puis ce monsieur du bureau qui, avant de répondre au téléphone, produisait systématiquement un raclement de gorge avant de s'annoncer: Delaporte! Et tous ces collègues Suisses-allemands dont tu avais appris le dialecte, pour pouvoir partager leurs fous-rires...
Tu évoquais encore quelques figures externes à l'usine. A la poste notamment, le préposé était détesté par tous les apprentis chargés du service du courrier. Un matin que tu avais dû t'y rendre pour relever la case postale, une main anonyme venait de tracer à la peinture, barrant la grisaille des petites boîtes numérotées, ces mots pleins d'une rancœur vengeresse:
MERDE POUR LE VIEUX CON DE LA POSTE

Et encore:
Lulu

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