La loi du moindre effort

Toujours cette impression, que l'on n'a pas assez de temps. Le temps de faire ce que l'on voudrait. Mais sans savoir vraiment quoi, en fait. Cette impression que le travail mange tout le temps disponible. Que le reste n'est que miettes. Les vacances, de simples permissions. En semaine, les soirées passent vite. Et pour les week-ends, une pression sociale qui tend à organiser quelque chose, sans quoi une impression de gaspillage s'ensuit, irrépressiblement. On aurait pu, on aurait dû. Faire quelque chose. Profiter du week-end.  Au lieu de quoi, on n'a rien fait.

Je me demande ce qui arriverait si, subitement, on disposait de tout son temps. On nous dirait: "Voilà, vous êtes libérés de vos obligations professionnelles. Votre salaire vous sera versé quand même, indéfiniment". Que ferions-nous? J'imagine que c'est ce qui arrive à l'heure de la retraite. Les premières semaines, vécues dans l'euphorie, comme de grandes vacances. Puis, peut-être, l'automne venu, un sentiment de satiété; une certaine saturation, qui amène une note d'amertume dans le quotidien. Voyager coûte... Et tout ce temps à tuer... Alors l'ennui, la monotonie, la déprime seraient en embuscade au coin de la rue, à la sortie du supermarché.

En filigrane, depuis toujours, il y a cette vieille injonction. Être actif. Pas oisif. Produire quelque chose. S'occuper intelligemment. Je suis très peu doué pour ça, je pense. Si c'était mon truc, je le saurais, à mon âge. J'ai une capacité énorme à céder aux pièges. Céder à la flemme. J'ai souvent dit que si je n'avais pas consacré tout le temps que j'ai dédié, pendant trente ans, à la drague, à la sexualité, aux rencontres, j'aurais sans doute appris plusieurs langues. Mais peut-être bien que non, à la fin. Pourquoi me serais-je poussé à faire ça, plutôt que d'autres activités qui requièrent moins d'engagement? C'était certainement une de ces phrases incantatoires que l'on emploie pour se rassurer, se justifier, pour se donner bonne conscience, pour se (faire) pardonner. Pour dire sans le dire: Voyez, mes intentions sont bonnes, je cède simplement à mes dérives. Mais au fond, la dérive est mon état naturel. La flemme, ma compagne de longue date. La crainte, le refus de l'engagement, des constantes de mon parcours.

La vie qu'on aurait pu vivre, et celle qu'on vit. Ce sont deux vies différentes. Le danger est de faire trop de parallèles entre elles. Je n'apprends pas les langues. Je ne lis pas tout Zola. J'avance à peine dans la pile de bouquins de la collection "Voyage dans le Cosmos", reçus à Noël. Même cet effort de me saisir d'un livre plus exigeant qu'un San Antonio me pèse. Je suis capable d'ouvrir, à n'importe quelle page, un vieux roman déjà lu, simplement pour me bercer la tête avant de m'endormir. (Alors, si peu assidu à la lecture, comment imaginer que je me mette à écrire ce roman que mes amis m'imaginent capable d'écrire? Et quand? Et avec quelle imagination?)

Gamin, ma mère me reprochait souvent ma flemme. Elle avait cette expression exaspérée: "Avec toi, c'est vraiment la loi du moindre effort!" Pour dire que je ne poussais jamais une chose à son terme. Que je me contentais de peu. Ce qui est assez vrai. Je suis vite content. De ce qu'on m'offre; et de moi-même. Je trouve que c'est une grande qualité, en fait. J'ai toutes les peines du monde à être perfectionniste. Pour ça, j'ai un proverbe: Le mieux est l'ennemi du bien. Il vaut bien celui de ma mère, en fait.

Je lis peu. Je n'écris quasi pas. Je ne cours plus. Je prends un peu de ventre. Je vieillis. Je ne sais pas bien parler les langues étrangères. Pas beaucoup, en tout cas. Mais suffisamment, par rapport à mes besoins. Le temps de la drague est terminé, mais mon corps garde des exigences. Les réseaux sociaux ont pris le pas. Les jeux sur écran demeurent mes passe-temps. Et les petits films porno amateur (et puis vite! foncer au lit, le réveil sonne dans moins de six heures...) Je me brosse les dents. Jamais une minute de trop, puisque ma brosse électrique a un chronomètre incorporé. Encore la brossette interdentaire, le fil. La plupart du temps, je saute la dernière étape du rinçage à l'eau dentaire. Tu vois, petite mère, la loi du moindre effort continue de s'appliquer.

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