Le lieu

Depuis quelque temps, une année peut-être bien, je fais un rêve récurrent. Et au fil des épisodes, une image s'affine. J'apprivoise ce rêve. Je le perce à jour. Ainsi perd-il en magie; l'impression rémanente qu'il m'avait laissé la première fois se dilue, je peine à retrouver ce sentiment profond et troublant qui se diffusait en moi lorsque, au matin, je rassemblais de l'énergie pour tenter d'en capturer le souvenir fuyant. Un souvenir qui amenait une nostalgie puissante.

C'est le rêve d'un lieu où je retourne, un lieu où je ne suis pas allé pendant très longtemps, des dizaines d'années. Je suis dans ce lieu indéterminé, à l'intérieur d'un immeuble. Un appartement, peut-être. Et tout à coup je me souviens que j'y ai vécu, dans un passé lointain. Alors, je mesure la différence, le changement intervenu entre le souvenir qu'il m'en reste et ce qu'est devenu ce lieu. La première impression, je veux dire celle qui surnageait à la première survenue de ce rêve, était celle d'une privatisation du lieu. Comme si, au temps où j'y vivais, il était très ouvert, comme un squat, comme l'aumônerie du collège, où l'on pouvait aller boire un café vers treize heures, en sortant du réfectoire, quand on avait quinze ans. Il y avait des BD, des camarades sympathiques. Un lieu comme une île dans une mer agitée. Donc un endroit de passage, de court séjour, souvent peuplé, un endroit où l'on n'est guère seul. Ce lieu se compose de plusieurs pièces. Une, plutôt grande, où commence le songe. Et, au fond, une pièce ou alors une série de pièces plus privatives, derrière une porte. Des chambres à coucher, peut-être. Mais ces images ne sont pas nettes, elles sont imprécises; ce sont plutôt des impressions que je dois maladroitement traduire en mots, car ce rêve est avare en informations visuelles. Et c'est quand je vais visiter ces pièces du fond que je ressens, le plus, la différence, que je réalise la transformation du lieu. Et que survient cette tristesse, cette nostalgie amenée par le changement.

L'autre jour, au réveil, j'ai pris conscience de la dernière occurrence du rêve. Le lieu était un peu plus net. Moins magique. La pièce ou les pièces du fond avaient quelque chose de plus sec, de plus concret. Le sentiment de nostalgie était moins vif.

Je pense qu'il s'agit simplement d'une mise en scène de ma jeunesse; du rapport que j'entretiens avec mes souvenirs de mon ancien moi. Peut-être étais-je plus ouvert alors? Mes limites moins marquées... La personnalité des autres pouvait déborder, s'aventurer en moi, m'habiter bien davantage qu'aujourd'hui. Je me suis privatisé. Aussi, il y a trente ans, je draguais de façon compulsive. J'invitais régulièrement des inconnus chez moi. On pourrait penser qu'il y avait là, dans ces fréquentations, ces rencontres d'un soir, un enrichissement; mais ce serait enjoliver inutilement des histoires de cul qui ne m'ont pas laissé grand chose. Plus vraisemblablement, je donnais des clés sur moi-même, que je ne donne plus aujourd'hui. Mon moi est davantage privatisé. Ainsi s'opère, en moi, la prise de conscience de ce changement-là.

J'allais insérer ici un lien vers un ancien post en relation, que j'ai recherché. Je me suis alors rendu compte que j'avais déjà écrit quasiment le même post, en 2012. Ce rêve revient donc depuis sept ans, au moins... Autre observation: je radote!

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