Hiberner

Se coucher en sachant que le lendemain, il fera mauvais temps, qu'on ne travaillera pas. Se repaître de cette pensée bienfaisante en baissant complètement le store, en refermant la fenêtre. Puis, considérer son lit avec jouissance, juste avant d'y plonger avec cette seule idée: demain, je n'y serai pour personne. Merveilleuse perspective! Enfin, lire quelques pages jusqu'à ce que les yeux piquent un peu. Reposer le livre, les lunettes sur la table de nuit. Sortir les tampons auriculaires de leur étui, les masser un peu, les introduire profondément dans les oreilles. Sentir les petits cônes se regonfler, reprendre leurs aises, remplir progressivement le conduit auditif jusqu'à bloquer le passage des sons intrus – sirènes, cris et vociférations de la rue, moteurs et autres bruits nuisibles, qui vous rendent fou de colère s'ils vous tirent du sommeil à cinq heurs du matin. Activer le mode avion du téléphone, le mettre à la charge. Un petit voyant rouge s'allume. Alors, se caler sur l'oreiller et se laisser sombrer dans la nuit et l'oubli de tout.

Un premier réveil. La conscience se rallume, lentement. Sous le duvet, la vessie demande à être soulagée. L'œil mi-clos analyse la pénombre. C'est encore la nuit. Tout va bien. Une excursion du côté des toilettes, de la salle de bain pour boire quelques gorgées d'eau au robinet du lavabo. Dans la chambre, la pénombre est intacte, le lit chaud. Redécoller pour deux heures de sommeil.

La météo tient ses promesses: à l'heure de relever le store, un jour grisâtre révèle un paysage absolument morose. Une pluie fine tombe sur les plantes du balcon, dévastées, dont les hampes grelottent dans le vent. Il ne fait pas cinq degrés. L'hiver est venu très tôt, cette année.
Je me rafraîchis le visage devant la glace, savourant cette pensée comme un mantra: aujourd'hui, rien ne presse, personne ne m'attend, je ne dois rien à personne. Dehors, le vent torture le panache de vapeur qui sort de la cheminée de l'immeuble d'à côté. Je pose ma main sur le radiateur: bien chaud.  Le fait de savoir que le frigo est plein, que j'ai pensé à acheter du pain, que je n'aurais même pas à descendre chercher le journal (j'ai un abonnement à la version en ligne) me remplit d'un contentement rare. J'enfile un bas de jogging infâme, mou, sans forme, dans lequel je ne pourrais pas sortir en public et m'en vais dans la cuisine me préparer du café, du pain grillé, un œuf à la coque. Les sacrosaints plaisirs du dimanche.

Je m'installe à table, je déjeune et puis je télécharge le journal. En bas, dans la rue, de rares voitures passent au-dessous des luminaires suspendus à leurs câbles et qui oscillent légèrement dans le vent. Ce temps exécrable! Cela me ramène à un autre dimanche, d'il y a une vingtaine d'années. Mon premier vol Easyjet. Nous étions partis en compagnie de Corinne et Jean pour un week-end à Amsterdam. J'avais réservé un hôtel sans bien regarder ce que je faisais et nous nous étions retrouvés pensionnaires de petites cabines d'un voilier, amarré juste derrière la gare centrale. C'était amusant. Les lits étaient douillets. Mais il avait fait un temps de chien ce week-end là, un week-end de novembre, déjà. Le vol du retour était prévu dimanche soir. Nous avions dû rendre notre cabine à la mi-journée. Ce matin-là, Corinne était d'humeur sombre, déprimée. PY et moi les avions laissés à leur sort pour une expédition au Musée van Gogh. Un musée éloigné de la gare: je me souviens d'un trajet en tramway le long d'une avenue interminable, toute droite; une artère de dégagement, avec son lot de trafic. Un alignement d'immeubles modernes, sans charme, sous le ciel gris et sous la pluie. Le nez collé à la vitre du tram, j'imaginais, en regardant ces cages à poules, leurs habitants bien pépères, malgré tout. Ils avaient le chauffage central, les pieds dans les pantoufles alors que nous n'avions provisoirement aucun logement; que nous devions absolument nous occuper dans cette ville étrangère, aller de musées en cafés ou restaurants, en attendant l'heure de l'avion. En fin de journée, nous avions retrouvé Corinne et Jean dans un bistrot de la gare: Corinne avait les yeux gonflés, ils n'avaient pas décollé de ce lieu de tout l'après-midi... J'avais eu pitié pour Jean.

Pascal arrive vers la fin de l'après-midi. Je fais du thé. On fume, on se met à des jeux en écoutant de la musique. On boit un petit alcool. Du rhum ou du porto. Dehors, la nuit tombe maintenant, une nuit épaisse, froide et humide. Les lumières mouillées de l'ouest lausannois tremblotent derrière les carreaux. Au premier plan, dans les immeubles voisins, de nombreuses fenêtres sont allumées. Les gens sont chez eux. Alors je me souviens des dimanches soirs de mon enfance, quand il fallait quitter Cossonay pour rentrer à la maison. Le changement de train, à Lausanne. Dans le souterrain carrelé de la gare, plein de voyageurs pressés, tandis que ma mère me tirait par la main en portant, de l'autre, le gros sac rouge, je regardais en passant la publicité tristounette pour les pansements Isofix. Vraiment, ce soir, je me félicite à nouveau de n'avoir pas à sortir, à un spectacle par exemple. La dernière fois qu'on est allé au théâtre un dimanche après-midi, avec des amis, il a fallu enchaîner avec un restaurant, se serrer autour d'une table, parler, écouter... Il était passé vingt-et-une heures quand nous sommes ressortis. L'heure de plus rien! Trop tard pour se lancer dans un film. Un dimanche soir de loupé...

Plus tard, il faudra se préparer pour la nuit. Une nuit courte, une nuit de dimanche soir. Le lendemain, faire sonner le réveil à six heures. Enfiler le costard dont le pantalon me serre un poil à la taille. Puis prendre le train. Une journée de conférences et workshops. Je chasse provisoirement cette pensée polluante. Penché sur le lavabo, la bouche pleine de dentifrice, avec sur la tablette un demi Xanax prêt à être gobé, je savoure les ultimes instants de ce dimanche parfait.

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