Un chien dehors

D'heure en heure, je remets le moment de sortir; d'aller au magasin de vidéos. Car dès lors qu'on s'écarte des films mainstream ou des longs métrages récents que les producteurs cherchent à amortir, l'offre de l'iTunes store n'est pas pharamineuse. Je passe l'après-midi à traîner sur le canapé, en bas de jogging, occupé à d'anodines activités, en regardant les gouttes de pluie s'écraser sur les dalles de la terrasse. Je savoure ces moments comme un chat. Bientôt, le ciel est si sombre qu'il faut allumer. Au diable les vidéos! finis-je par me dire en branchant la bouilloire, content d'avoir pris cette décision courageuse. Mais j'ai un sursaut de culpabilité. Je me dis que ma flemme nous vaudra peut-être une soirée médiocre, un samedi soir où il n'est pas question de suivre les programmes de la télévision. Il est alors passé 16 h 15. Je me secoue. J'enfile ma veste, mes baskets, je cherche mon parapluie. Je ferme la porte derrière moi en laissant tout allumé; cela me réconforte: c'est le signe que je ne fais qu'un saut de puce; que je serai de retour tout de suite.
La cage d'escalier est quasiment plongée dans la nuit. La minuterie, en panne depuis plus d'une semaine. Je sors. J'ouvre mon parapluie. Il ne fait pas froid, mais l'eau est partout. J'enjambe précautionneusement la flaque qui se forme toujours près des poubelles et me hâte vers l'abri-bus. Les voitures roulent, phares allumés. Des guirlandes de Noël s'obstinent à clignoter derrière quelques fenêtres. Le bus arrive, j'y monte. Les places assises sont occupées. Je reste debout dans l'articulation. Nous roulons, je regarde les gens. Un type assis, jeune, imberbe, un téléphone entre les mains, une paire de patins blancs coincés entre ses pieds. Un patineur artistique, qui remonte de Malley... Le véhicule se vide à Chauderon et à Bel-Air. Je m'installe sur un siège, je regarde à travers les vitres embuées. Les gens se rencognent au fond des abri-bus. Les lumières mouillées des vitrines défilent. SALE, SALE, SALE, proclament de grands panneaux jaunes tenus par des mannequins sans vêtements, alignés dans celles d'un magasin de sport. Passé Saint-François, nous ne sommes plus que trois ou quatre voyageurs, subitement éclairés par l'entrée du cinéma Capitole. Je descends à Georgette, après avoir ramassé mon parapluie ruisselant sur le sol détrempé. Le feu est vert, je traverse sous la pluie battante. La nuit tombe. Le trottoir de l'avenue Villamont est un ruisseau, je vois des strates d'eau ruisseler devant mes semelles. Je redoute le moment où mes chaussures ne tiendront plus le coup, regrettant de n'avoir pas mis mes bottes de caoutchouc. Mais pour les mettre, il aurait fallu que j'ôte mon training, que j'enfile une paire de jeans. Beaucoup d'efforts pour le flemmard que je suis. Le café de La Clef est fermé; pourtant, au fond de la salle, un type est assis au bar, sous une lampe; il parle avec un autre homme, derrière le comptoir. Je les envie d'être installés bien au chaud, tranquillement, tout en continuant l'ascension de cette artère. Voici enfin la rue Etraz, une rue terne, obscure, aux vitrines éteintes. Ne brille guère que celle du magasin de vidéos dont je pousse la porte.
Je n'ai jamais vraiment aimé ces échoppes, car devant l'alignement sans fin des boîtes aux jaquettes bigarrées qui brillent les tubes fluorescents, je suis en proie à ce qu'il faut appeler l'embarras du choix. Je ne sais jamais par quel bout commencer mon inspection. De plus, je ne connais pas ce magasin. J'en ignore les codes, les méthodes de classement. Le client précédent s'en va, je m'adresse donc au vendeur, un joli barbu en chemise à carreaux. Il consulte son écran, caché derrière des piles de boîtes de DVD. Non, ni Buñuel ni Jerry Lewis ne sont en rayon, hélas. J'ai donc fait cette course pour rien. L'idée de téléphoner ne m'est même pas venue... Je passe commande de quelques films, emporte sans conviction un Buñuel des années cinquante (Los Olvidados), histoire de ne pas repartir les mains vides.
Je ressors. Il fait nuit pour de bon maintenant. J'entame la descente de Villamont par la rive opposée, cette fois. Après quelques pas, l'eau a gagné. Mon pied droit est mouillé, le gauche ne va pas tarder. Je lève mes yeux vers quelques fenêtres éclairées, en jalousant les habitants de ce quartier, qui n'ont pas eu de course stupide à effectuer, et qui profitent de leurs foyers, bien au sec. Dans dix ou quinze minutes, je retrouverai mes pénates, j'enlèverai mes chaussettes détrempées, je passerai mes pieds sous le robinet d'eau chaude. Avec un peu de chance, le thé que je m'étais préparé sera encore chaud. Et je ne remettrai plus le nez dehors.

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