Ce que lisent les gens

Vendredi, je prends le métro pour me rendre chez le dentiste. Un jeune type se tient devant la porte. Vingt ans à tout casser. De son bonnet à pompon dépasse une masse de cheveux frisés, qui chatouille une paire de lunettes style 1950. Un vrai jeune d'aujourd'hui, style étudiant de l'ECAL ou peut-être de l'EJMA. De tout le trajet il ne lèvera pas les yeux de son livre, debout, stoïque, indifférent aux allées et venues autour de lui. Trop distrait par cette charmante apparition, je ne retiens pas le titre de son livre. J'observe encore. Assise à ma droite, une fille tient sa correspondance sur un appareil Samsung de grosse taille. Assez grosse pour que je puisse lire le nom des destinataires de ses SMS. A ce moment, elle rédige un message à l'attention d'une certaine Lorena. Puis elle passe à un autre fil de conversation: celui avec un correspondant amoureusement baptisé Mon Cœur.

Il ne reste qu'un siège de vacant dans la salle d'attente. Il est encombré de quelques menus objets (boîtes de médicaments, étui de lunettes...) Le type d'à côté me fait de la place aussitôt: il s'en saisit et les dépose sur la table basse encombrées de magazines et journaux du jour, froissés. Je sors mon livre de la sacoche que j'ai emportée tout exprès pour le transporter. (C'est Sous le règle de Bone, de Russel Banks, reçu à Noël et dont je recommande la lecture.) Captivé par ce récit, je ne prends pas trop garde aux rumeurs du couloir – la salle n'en est pas une, c'est un renfoncement du corridor où règne un certain va-et-vient car nous sommes à la Policlinique.) Mais quelque chose finit par avoir raison de ma concentration: l'agitation du type assis à ma droite, celui qui avait déposé ses affaires sur ma chaise, tout à l'heure. Sur son giron, un classeur est ouvert. Rempli de chemises transparentes protégeant des documents, qu'il est en train de manipuler. Sa main droite en tient quelques uns; apparemment il les déplace d'une section à l'autre du classeur. Je regarde. Il s'agit de factures à l'en-tête de l'hôpital; de copies d'ordonnances; de lettres manuscrites (les siennes, apparemment.) L'homme fait défiler les chemises qui luisent sous les néons. Vient une partie où sont regroupées des radiographies, différents clichés d'imagerie médicale. Je vois passer une indication écrite: "Coloscopie du..." et une date. Charmant. Le travail de reclassement se termine enfin. Mon voisin referme le dossier et le tient posé sur son giron, me permettant de lire l'étiquette du dos, qui résume on ne peut mieux ce que je viens d'observer, puisqu'on lit:
CLASSEUR MEDICAL GENERAL
Un obsessionnel, assurément... Je lève les yeux, car je n'ai pas enregistré son visage. Petite soixantaine, cheveux noirs, rares, tirés en arrière, lunettes de lecture. Il se met alors à lire l'emballage de médicaments de tout à l'heure, avant de les reposer sur la table basse. Indifférente à ce manège, à sa droite, sur la rangée de sièges nous faisant face, une dame d'un certain âge vêtue de bas rouges est plongée dans sa propre lecture. Ce n'est qu'en agrandissant la photo (que je fais discrètement du fameux Classeur médical général) que se révèle le titre de l'ouvrage qui retient l'attention de madame: La vie chrétienne normale. Un concept auquel je n'aurais de toute manière pas l'occasion de réfléchir à ce moment, puisqu'on vient me chercher car c'est mon tour.

Vers deux heures du matin, mon brossage de dents accompli (ma denture a eu une rude journée, entre le tripatouillage du dentiste, les désinfectants chimiques dont il s'est servi, puis la la raclette, les deux parts de gâteau au chocolat et les deux joints dont j'ai fait profiter mon corps), je regagne mon lit tout réjoui à la perspective de découvrir quelques nouvelles pages du Règne de Bone. Mais bien sûr, le livre n'est pas sur ma table de nuit, puisque je l'ai emmené tout à l'heure. Je me relève en soupirant dans la chambre frisquette, et pars à la recherche de ma sacoche. Vestibule, cuisine, salon, bureau, salle de bain même: je la cherche partout et dois pourtant constater qu'elle n'est pas dans l'appartement. J'ai dû l'oublier chez le dentiste, où Bone règne sans doute dans l'obscurité d'un placard, où dans la pénombre d'un bureau désert, où bruisse doucement un ordinateur qu'on n'aura pas mis en veille.

En sortant de chez le dentiste, en tout début de soirée, je m'octroie une pause café. Depuis une semaine ou deux qu'il a rouvert ses portes, je n'ai pas encore eu le courage d'affronter le Tiroume transformé. Mais à cette heure-ci, le moment semble propice. Je pousse la porte, de laquelle on n'a pas jugé bon d'effacer les noms des anciens tenanciers. Murs blancs, sol en céramique anthracite à grosses dalles, ampoules vives dans des appliques, néons au-dessus des vitrines: l'endroit a la chaleur et la propreté d'une clinique. Je m'installe en vitrine, dans mon coin qui n'en est plus vraiment un, maintenant qu'il n'est plus coincé entre un banc, la vitrine et un présentoir à chocolats. La serveuse est en grande conversation au téléphone, en portugais. Plusieurs exemplaires du journal 20 Minutes sont empilés sur ce qui doit être un congélateur à glace, dans l'angle opposé. Mais je repère Le Temps sur une table voisine. Un habitué (le type genre vieux rocker, vaguement insupportable, qui parle souvent à la cantonade) paie et s'en va. Nous nous saluons. Je regarde par la vitrine où se reflètent les lampes. La nuit tombe, le ciel est bleu d'encre. Des lumières s'allument aux fenêtres de l'immeuble voisin, celui où vivent les anciens tenanciers, justement. Je me demande quelle serait mon attitude si l'ancienne patronne venait à passer là, devant la vitrine... 

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