Mado

Une porte cochère, dans une ruelle du vieux Nantes. Un escalier de bois, vétuste. Deux étages à monter, une porte unique sur le palier. L'appartement de Mado avait quelque chose de bohème et de contemporain, avec des affiches noires et blanches de concerts de Joy Division et d'autres musiciens de l'époque. Un divan au-dessous d'une bibliothèque, où se logeait la chaîne stéréo; une large fenêtre sur cour ouvrant sur les toitures voisines, les cheminées, les antennes de télévision. Et le ciel. On venait d'arriver, un après-midi de printemps, ou plutôt d'été, je découvrais les lieux. Mado nous accueille, est-ce qu'on veut boire quelque chose? Du café? Très bien! Justement, elle avait pensé à en acheter, n'en buvant pas elle-même. Elle ramène de la cuisine où jaunit une motte de beurre un bocal de Nescafé dont l'étiquette, surtitrée d'un dessin en forme d'étincelle, annonce l'emballage promotionnel, généreusement augmenté de 20% de contenu. On lui adresse nos félicitations pour cette bonne affaire. "Ah oui, là j'ai fait un grand coup", confirme-t-elle, rieuse, en nous apportant des tasses et le sucrier. Au fond de l'appartement, sa chambre, et une salle de bain assez coquette. Une grande paillasse entoure le lavabo, sur laquelle sont disposés de nombreux flacons, de menus objets. Je soulève délicatement le couvercle d'une petite boîte rectangulaire en porcelaine. Elle contient des cure-dents... Je la referme doucement, avec l'impression d'avoir violé l'intimité de notre hôtesse. L'aménagement des lieux est le fait d'un architecte, à qui elle a racheté ce petit logement où elle se sent bien.
Mado: une femme menue, au visage osseux, aux pommettes saillantes. La voix plutôt haut perchée, avec quelque chose de coincé, si bien que les mots qu'elle prononce paraissent moulés. Fumeuse. La peau assez marquée, fripée. Elle se farde, lèvres rouges, joues poudrées, paupières bleues ou vertes, je ne sais plus. Sa chevelure, teinte en roux, remontée à l'arrière en un vague chignon dont s'échappent des mèches rebelles, lui confère quelque chose de vaporeux. Une femme dessinée par Egon Schiele. Elle n'a alors pas encore abordé la soixantaine. J'apprends que peu de temps auparavant, elle sortait en boîte avec Cédric – il n'avait alors pas encore quarante ans. Mais j'avais à peine dépassé vingt ans moi-même et cela me paraissait incroyable. Révolutionnaire. Une femme si âgée, en boîte! Avec son fils? Bizarre. Exotique, comme le fait qu'elle sorte beaucoup, tous les soirs pratiquement. Les bars de la ville restaient en général ouverts beaucoup plus tard qu'ici – Lausanne était une ville plutôt pantouflarde dans les années huitante. "Oh, mais les Nantais n'accepteraient jamais que les bars ferment si tôt", m'avait assuré Mado.
Cédric m'avait par la suite raconté quelques indiscrétions. Elle avait des amants, un certain nombre, dont quelques Arabes. En était-il jaloux? Il s'était pour sa part installé dans un curieux logement, sous les toits, dans le même immeuble. Une sorte de studio, mais dépourvu de cuisine, qu'il avait garni de ces objets en céramique que vendent, en France, les fleuristes installés près des cimetières. Des plaquettes noires, brillantes, décorées de fleurs, roses en bouquets entourant des lettres appliquées: "A mon cher papa"; "A notre tante bien aimée"... Egalement des fleurs artificielles, en porcelaine. Une décoration lugubre qu'il semblait affectionner et qu'il avait glanée lors d'une promenade au cimetière.
En ville, vers la fin de l'après-midi, j'avais acheté des cartes postales. Je prévoyais d'en adresser une à tante Agnès, à qui Mado me faisait un peu penser (aujourd'hui je réalise qu'elles n'avaient absolument rien de commun). Une pour Cossonay sans doute. Et une pour ma mère, dont l'appartement était si différent de celui de Mado, pour l'heure baigné d'une jolie lumière, tandis qu'une petite brise nous parvenait de la croisée ouverte. Nous parlions, j'étais volubile, je me sentais bien. Mado souriait. C'était une femme libre, indépendante, dont le numéro de téléphone était sur liste rouge. Elle ne le donnait donc qu'à des personnes par elles choisies. Cela m'avait beaucoup impressionné. En Suisse, la liste rouge n'existait pas. Elle appartenait à un groupe de personnes qui accompagnaient les immigrés dans leurs démarches administratives. Mado, une femme qui vivait de ses rentes – en tout cas d'une rente, rente de veuve peut-être, et qui avait clairement choisi de profiter de la vie; de prendre une revanche sur quelque chose, je le sentais confusément. Sur d'anciennes années moins agréables, certainement. Profiter de son corps et des derniers feux d'artifice qu'il lui offrait, peut-être certains après-midis, dans l'intimité de sa chambre, sinon au petit matin, quand le dernier bar avait baissé le rideau de fer et qu'elle invitait un ami, Arabe ou Français ou immigré, pour un dernier verre, dans ce même salon où nous sirotions du café soluble en emballage économique.

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