K&D

Débarquer par le sous-sol de la gare change la première impression que l'on a de Zurich. Ce quai moderne, tout en longueur, qui a quelque chose d'aseptisé. Ce n'est pas la grande halle bruyante, les marquises de fer et de verre, ce lieu livré à toutes les foules, à tous les courants d'air... On sort côté Sihlpost. Tout de suite, des gens partout: on ressent vite le pouls de la métropole helvétique, un vendredi en décembre, à la tombée de la nuit.
Une plaquette indique que notre hôtel occupe l'ancien central téléphonique de Selnau. A l'angle de deux rues, un lourd bâtiment de pierre, début 20e siècle, aux fenêtres barrées par de solides grilles en ferronnerie, dans le style costaud qu'aimaient les PTT; de ces immeubles qui donnent une image de robustesse, de fiabilité. Une garantie du secret des communications. Aujourd'hui, 400 chambres. Je lis dans un article en ligne qu'il s'agit du plus grand hôtel de Suisse. En effet, on suit un couloir sans fin, qui nous fait passer d'un bâtiment à un autre. La chambre, haute de plafond, donne sur la rue de derrière. En face, quelques fenêtres brilleront toute la nuit, offrant un coup d'œil sur quelques bureaux désertés.
Mais il faut vite aller manger, le concert commence à 20 heures. Au Kaufleuten, juste à côté. Nous voici dans la file d'attente, dans la nuit glaciale. Une clientèle étrange, de quadras et de quinquas. Des gens comme nous, en réalité! A l'intérieur, il faut encore se mettre en file pour descendre au vestiaire. Quelques personnes originales à observer dans l'escalier vivement éclairé. Leurs visages, leurs vêtements... Les impressions fascinantes des nuits zurichoises, de leurs acteurs, me reviennent. On pénètre dans la salle au moment précis où débute le set.

Curieuse expérience, en fait, que ce set qu'on aurait aimé voir programmé à minuit. A des heures habituellement dévolues à la danse... Au lieu de quoi on sort juste de table, l'estomac plein, la peau du ventre qui tire quand on bouge trop. Sur la scène, Kruder et Dorfmeister mixent les morceaux qui les ont rendus célèbres. Derrière eux, un magnifique mur de vidéos, parfois hallucinées. Aux moments les plus créatifs, le public sort les téléphones pour immortaliser l'instant. Juste à ma droite, un type impassible enregistre même une importante partie du set... La musique me ramène vingt ans en arrière. Un dimanche soir, nous étions allés au bar de VoGay avec PY. J'avais trouvé le fond sonore impeccable. Une succession de musiques qui me titillait sans cesse l'oreille. J'étais allé demander au bar qu'on me dise ce qui passait dans la sono et Josef (je crois bien que c'était lui), m'avait montré le boîtier des K&D sessions, que je m'étais acheté aussitôt. J'ai écouté ce double CD des tonnes de fois. Je l'avais emmené à Vancouver l'été d'après. J'en avais fait cadeau à Brad. Il m'avait offert un massage formidable, sur sa table installée devant la baie vitrée, au 28e étage de sa tour, au-dessus de False Creek, au son de ces musiques: Trans fatty acid, Speechless, Going Under... Ces mix de Kruder et Dorfmeister ont été pour moi une révélation: les sons organisés que j'aimais réellement existaient; ces deux avaient su les rassembler. C'était une vraie découverte.
Aujourd'hui, ces deux artistes sont reconnus. Leur pays, l'Autriche, les a décorés. Ils ont la cinquantaine, eux aussi. Pour eux, le temps de la reconnaissance est venu. Zurich est une étape dans une tournée mondiale, qu'on a pu suivre sur Facebook et Instagram. Ils ressemblent à un couple d'architectes. Chic discret. Tout à l'heure, ils mixaient un morceau hypnotique et il me semblait y reconnaître des sons qui ont modelé les oreilles de notre génération. Une intro qui rappelait l'indicatif du journal télévisé de l'ORF, ou peut-être de la DRS. Ces sons du quotidien, qui reviennent et s'impriment, jour après jour, dans nos mémoires – et au-delà, dans nos inconscients, ce terreau fertile où plongent et s'alimentent les racines de la créativité.
Alors oui, ce vendredi soir à Zurich, j'ai regretté l'heure précoce. Le concert sobre – pas d'alcool, pas de drogue... Le lieu, sa lourdeur. J'essayais d'imaginer ce que c'eût été sous ecstasy, le ventre vide, dans un vrai club, un endroit fait pour transpirer et s'oublier... Un vrai trip, bien sûr. On se limitera, plus tard au bar de l'hôtel, à un cocktail, en observant les autres clients. La cinquantaine a son rythme et ses plaisirs.

Samedi. Journée d'éclaircies, de trouées bleu pâle dans la grisaille. Dans le quartier de la finance, trouver un endroit où se faire servir un café est une gageure. Ici, l'idée est plutôt de le choisir, debout, en tentant de décoder derrière le bar une liste de spécialités caféinées (doppio, latte massimo...), puis d'attendre, plus loin, qu'un barista de mes deux vous la prépare. Plus tard, on visite le Museum für Gestaltung, puis le nouveau quartier commercial Europa Allee, juste à côté de la gare. On mange dans un restaurant italien, haut comme un buffet de gare, dans la Sihlpost. Là encore, un ancien bâtiment postal aux vitrines grillagées. Après, une promenade le long du Schanzengraben nous mène jusqu'au lac. Un marché de Noël a investi la Sechselaütenplatz, congestionnée. On revient par la cathédrale et le Niederdorf. Éclairages de Noël, foule de touristes. Pèlerinage jusqu'au Neumarkt, jusqu'à l'ancien magasin de tante Germaine. Puis, sur le chemin du retour, passage par la Bahnhofstrasse. Vers le grand magasin Globus, un autre marché de Noël à petits chalets. Les gens n'en ont-ils pas marre de s'agglutiner de la sorte, les bras chargés de courses, dans l'odeur écœurante des churros et du vin chaud?

Le souper avalé, on pousse jusqu'à la Langstrasse. Après les bobos et les bourgeois, voici la plèbe, la jeunesse, le quartier des bars, des sorties. Des putes. Des hommes jeunes investissent le trottoir, ne se poussent pas quand on se croise. Je me fais tout petit, je ne fais pas le poids. J'accepte cet état de fait. Le bar Olé Olé est blindé, mais en face, en retrait, il y en a un autre, bien fréquenté aussi, mais avec une terrasse. On prend un dernier verre là-dehors, en regardant les gens. Très distrayant. Puis passent des représentants de cigarettes Parisienne à qui nous faisons des bassesses (comme donner notre adresse email...), pour un paquet gratuit et quelques briquets. On rentre en fumant. J'ai bu cinq drinks en comptant les deux verres de vin du souper, ma tête tourne un peu quand je la pose sur l'oreiller.


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