2019

En début de soirée, on trouve encore suffisamment de place. Nous nous installons à une petite table ronde, un emplacement qui offre une vue panoramique sur l'ensemble du bar. Me voilà assis dans l'axe de l'entrée; à ma gauche, le fond de la salle, avec le petit podium et ses canapés où nous nous étions mis la fois d'avant, quand nous étions venus en groupe. Ce soir, une tablée asiatique occupe ce coin-là, où l'on a installé un vieux meuble pick-up des années soixante, reconverti en table de DJ, supportant platines et table de mixage. On aura du son, mais il est encore trop tôt. A ma droite, la rangée de tables hautes devant la grande vitrine à travers laquelle brillent les décorations lumineuses de la rue Pépinet. Une fille nous apporte la carte. Pascal commande un bloody Mary; je reprends le même cocktail que la dernière fois, à base de whisky, qui est servi sous un globe de verre empli de fumée de romarin brûlé, avec une tranche de pain d'épices. Les serveuses font un petit show en soulevant ce globe de façon ostentatoire, en l'agitant pour disperser la fumée...
Du temps passe, on observe le va-et-vient des clients, en tentant de deviner les liens qui unissent les groupes (amis? sortie entre collègues?)... A la pointe du bar, deux trentenaires: l'un plutôt mince, coiffé d'un bonnet noir, l'autre plus trapu, vêtu d'un blouson sans col et d'un bermuda qui offre au regard une belle paire de mollets dodus au-dessus de soquettes noires et de baskets basses. On croit d'abord qu'ils sont avec un couple de filles, assises à la première des tables hautes. L'une est blonde, à cheveux courts. Le corps assez robuste. Une fille solide, de la campagne certainement. Je l'imagine bien dans une ferme équestre... Pascal pense que les deux hommes sont gays, ce dont je doute. Assez rapidement il s'avère que l'un d'eux est le DJ et qu'il s'agit de son entourage. Mais les deux filles n'ont rien à voir avec, ils bavardaient juste ensemble. D'ailleurs la blonde revient des toilettes. Je note qu'elle porte un gros chandail beige foncé, plutôt informe. A ce moment, je réalise qu'il s'agit d'une autre femme, qui a exactement la même coiffure que celle dont je parlais plus tôt. De fait, elles se croisent près du bar en s'ignorant complètement, alors qu'elles ont le même port, la même coiffure... Elles pourraient être sœurs. Mais la première a plus de goût pour s'habiller que l'autre.

Tout à coup, Léonore surgit alors que j'étais plongé dans mes pensées (et que j'avais probablement l'air absent et sans doute un peu hébété). Elle vient de prendre son service et nous explique que le bar fermera demain pour une semaine. La nuit sera donc longue. A la fermeture, le personnel devra se livrer à un gros nettoyage qui risque de se terminer vers sept ou huit heures dimanche...

Nos drinks sont presque finis, elle se fait un devoir de renouveler nos commandes. "Le gérant est au bar, si vous voulez des créations, c'est le moment", nous propose-t-elle. Mon idée était de ne prendre qu'un petit whisky simple, mais plus tard... Or elle nous rapporte rapidement deux autres long drinks. Celui de Pascal, dans un verre ovoïde, est plutôt acide; le mien, dans un verre à whisky, une redite du premier, mais encore plus dilué, écœurant comme tout. La créativité du gérant est limitée. Il faudra boire lentement. On commande des jiaozis pour éviter d'être trop vite bourrés. Ils se révèlent saturés de gingembre.

Au fond du bar, le DJ et son ami aux beaux mollets s'affairent autour du meuble pick-up pour préparer le set qui devrait commencer (il est près de vingt-deux heures). Ils ne sont pas vraiment au point et font même déplacer des clients pour disposer le meuble dans l'autre sens... La salle se remplit, il n'y a plus de places assises. Un groupe arrive, ce qui provoque un certain remous. Léonore nous explique qu'une table leur avait été réservée. Mais ils ont une heure et demie de retard. Problème: le type qui a réservé est le patron. On l'observe: quadra, plutôt grand, cheveux foncés, un bouc, l'air pète-sec. Quelque chose d'aigu dans le visage, qui le rend antipathique. Tout à côté, aux plus proches tables hautes, un groupe de quatre personnes, l'air d'être partis pour une tournée des grands-ducs. Une blonde à longs cheveux, au visage étrange, qu'on ne peut s'empêcher de contempler malgré son absence de beauté. Je fais remarquer à Pascal qu'il n'y a plus, chez les filles, que des cheveux lisses et plutôt longs. Les cheveux frisés sont totalement out. Le fer à lisser du style Kardashian règne en maître. C'est ce qui aura marqué la décennie capillaire. De nombreuses femmes portent un top noir semi-transparent, sorte d'uniforme pour la nuit. Je regarde tous ces gens en tentant d'imaginer quelle sera la suite de leur soirée... Au D! Club ou au Mad. Au U-Bar ou dans une boîte à salsa de la rue Saint-Martin.

Le DJ commence à mixer (ce n'est ni le type au bonnet, ni le type aux mollets, mais un troisième, plus jeune et plutôt maigre). Mais on n'entend quasiment rien de sa musique. Alors que la première fois, quand on s'était mis dans le coin, vers vingt-trois heures, le son avait pris le dessus. On était juste au-dessous d'une baffle. Cela avait indisposé Marta, qui n'avait pas tenu longtemps avant de s'en aller. Moi, je trouvais agréable d'être livré à la musique, qui réduisait la conversation au strict nécessaire et me mettait dans un état indolent et méditatif, facilité par l'alcool. 

Je me rends compte que nous avons dépassé le mois de novembre 2019, moment où se déroulait l'action du film Blade Runner, que j'avais découvert à sa sortie en 1982. J'avais beaucoup aimé la scène du bar, quand Deckard pénètre dans un nightclub de Los Angeles, le Snake pit, à la recherche de la réplicante Zohra. L'extrême sophistication de l'univers visuel proposé me fascinait: forme des verres, atmosphère du bar, complexité des costumes, des boissons, personnages fumant des sortes de pipes à opium... Adolescent, je m'étais projeté dans le personnage de Deckard, dans ce lointain futur (en 1982, même l'an 2000 paraissait lointain). Et voilà: nous avons atteint et dépassé ce jalon. J'y repense dans ce bar de Lausanne où les gens, comme la blonde à longs cheveux, font plusieurs allers-et retours pour fumer une cigarette sur le pas de porte... Pas d'opium ni de serpents artificiels, ni de parapluies à manches luminescents... Rien que nos petites vies, que l'hiver pluvieux, qu'une décennie de plus qui s'achève dans un monde qui ne fait plus du tout rêver.

Relire:
Blade Runner 

[Bande son]
2010 Serenade (Katoey downtempo mix) – Marga Sol
2011 Albariza - Zuell 
2012 Tunnel – The Dining Rooms
2013 Surfin' – William Orbit
2014 Intenciones – The Islanders
2015 Minellos part. 2 – Rubin Steiner
2016 Turn it on – Nova June
2017 Where would I be (sem seu amor) – Adani & Wolf (feat. Praful)
2018 Maybe the sunset – José Padilla, Lydmor
2019 Summer came my way (Luxxury club mix) – Greg Wilson, Reynolds












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