Grand Central

Brigitte pose sur la table un plat de poulet. May nous rejoint plus tard. Il faut rajouter une chaise, un couvert. La conversation est plaisante, sur ceci, sur cela. May est plus distraite, passe du coq à l'âne. Après le repas, elle connecte son téléphone au haut-parleur de Brigitte et lance une liste électro, en poussant le son. Tout le monde hausse le ton, on tente de continuer à converser comme avant son arrivée. "C'est ma liste Hive", me dit-elle en aparté. Elle pose par instants le haut-parleur sur son épaule, pour s'imprégner de rythme, de musique. Quelque chose en elle a changé, elle a forci, son visage anguleux s'est un peu arrondi, son corps également. Elle m'entraîne dans une conversation professionnelle qui dure cinq minutes, puis pose le haut-parleur sur mon épaule, oscillant des hanches. Elle est clairement en mode soirée, excitée à l'idée de sortir. Brigitte sert le café. On profite de ce que May s'absente brièvement pour abaisser le volume de la musique, parler sans trop crier. May revient, indifférente à la conversation, absorbée par la musique. Elle gratte rapidement un billet de loterie. Puis elle se lève et danse, passe d'un morceau à l'autre. "Shazamez, shazamez!" lance-t-elle. "Celui-ci est trop bien!" 

L'heure tourne. Vers vingt-trois heures, Brigitte pose sur la table un petit nécessaire à poudre, très esthétique. Un miroir carré, épais, aux angles arrondis, une minuscule lame de rasoir et un petit sachet. Les filles en prennent. Pascal n'en veut pas. J'hésite avant de refuser. Pourtant je devrais: le vendredi soir, je suis toujours bien fatigué. Et nous avons bu du vin rouge, qui casse les jambes. Mais j'ai emporté des ecstas, au cas où. Et si l'on en prend, mieux vaut éviter la C, qui est antagoniste: les effets des deux substances s'annulent. Ces préparatifs étant faits, nous quittons l'appartement.

On marche jusqu'aux Vernets, ce n'est pas loin et il ne fait pas trop froid. En chemin, May fait des vidéos. Elle tient à prendre une photo de groupe devant une vitrine éteinte où trône un énorme gâteau, une pièce montée de mariage, que l'on ne verra même pas dans l'image. Cinq minutes plus tard, la silhouette de l'ancienne caserne apparaît derrière un treillis, éclairée en rouge par de grands projecteurs. Les lettres GRAND CENTRAL s'affichent: le lieu éphémère des soirées pour la durée du festival. A l'approche du poste de contrôle des billets, May fouille fébrilement son portemonnaie, incapable de mettre la main sur le billet que Brigitte a imprimé juste avant de partir. Elle finit par le retrouver dans son sac à main et nous entrons.

On commence par prendre un verre au bar aménagé à l'étage supérieur de la caserne, dans les anciens lavabos des dortoirs, toujours en place avec leurs glaces, leurs robinets, leurs lampes dans lesquelles on a vissé des ampoules orangées. Clientèle panachée, tous âges. Plutôt des cultureux, des festivaliers. C'est d'assez bonne augure. Nos verres finis, les filles décident de descendre. Le main-floor est dans l'un des étages médians. Une pièce de très grande taille, très sombre. La sono se réverbère désagréablement dans les coins, mais quand on s'approche du DJ, qui est tout au fond, le son paraît moins fort. Musique berlinoise. Clientèle jeune. On dansote cinq ou dix minutes, puis on décide d'aller voir ailleurs. On passe quelques instants au rez-de chaussée, dans un petit bar très amusant, à musique chill-out plutôt discrète. May veut à nouveau faire des selfies, elle demande aux filles voisines de nous photographier. On descend ensuite au sous-sol, où une autre piste est aménagée dans un bunker. De l'électro prometteuse à notre arrivée, mais qui se dégrade rapidement et n'a plus rien de dansant. Clientèle jeune, ici aussi, et clairsemée. On remonte au main-floor. Le public commence à arriver en masse, il est une heure du matin, l'heure habituelle de sortie à Genève. On reprend des gintos. Il devient clair que les ecstas resteront dans ma poche (ce doit être la quatrième fois que je les emporte sans les consommer...) On danse un peu. May fait encore une vidéo, je détourne la tête. Je ne suis pas dans l'ambiance. Je me sens invisible. Pas à ma place. Les éclats de lumière me vrillent les pupillent, comme si j'avais pris des drogues. Je propose à Pascal de remonter boire un verre au dernier étage, mais il n'y a presque plus personne là-haut. Il faut redescendre. Les grands escaliers sont pleins d'échos, deux gays quadra assis sur les marches s'embrassent. Les filles aussi veulent quitter le main floor. Une fébrilité s'installe, un vrai va-va (probablement dû à ce qu'elles ont inhalé), qui nous mène d'un étage à l'autre. Pour finir, on va fumer à l'extérieur, devant le bâtiment. On bavarde dans le froid et le constat se fait: c'est jeune. Très jeune. On se fait à cette raison. Notre place n'est pas ici ce soir...

Alors on décide d'aller au Wunderbar. On contourne les caisses, en suivant le fléchage "Sortie définitive". Un passage entre des grillages et des barrières Vauban nous ramène sur la rue, où s'est formée une file interminable, digne du Berghain. Des gens qui mettront une heure pour rejoindre les lieux qu'on vient de quitter. May est la seule d'entre nous qui n'a pas encore cinquante ans. Elle poursuit son chemin dans le circuit: soirées, sorties, alcool, drogues. Selfies et vidéos, comme s'il fallait absolument documenter ces moments qui nous semblent si exceptionnels, si uniques, quand on pressent confusément le basculement à venir; le moment où l'on n'y trouvera plus son compte, où l'on se sentira subitement étranger à ces lieux, à ces plaisirs-là. Le moment où l'on deviendra transparent. Incongru, peut-être. Brigitte aussi se maintient dans ce circuit festif, dans une certaine mesure; mais elle n'a pas ou plus les mêmes attentes que sa cousine, c'est sûr. Elle m'explique ne plus se sentir capable de ramener un garçon qui aurait la moitié de son âge. Claire aussi, sort. Mais elle a deux filles. Ce n'est pas tout à fait pareil. Elle redoute de croiser son aînée et ses copains dans un club. Au seuil de la cinquantaine, elle offre au regard un visage un peu moqueur, encore juvénile, sous un sévère casque de cheveux qui a pour effet de focaliser le regard sur ses jolis yeux, ses traits réguliers. Mais tout à l'heure à table, j'ai réalisé qu'elle vieillissait en douce sous cette armure de cheveux, qui conserveront sans doute la même teinte encore longtemps, empêchant de lire les signes du temps, ceux qui zèbrent le front, ou impriment de fourches le coin des paupières.

On marche jusqu'au Wunderbar, dont l'entrée est interdite aux moins de trente-cinq ans. Cette nuit-là, un DJ passe des hits du milieu des années huitante. Impression d'être de retour, trente-cinq ans après, sur la piste des Négos, le bar gay de Lausanne quand j'avais seize, dix-sept ans. Soudain, on se prend à se déhancher sur Master and servant de Dépêche mode, Another one bites the dust de Queen, Bob Morane d'Incochine. Enfin, on peut se lâcher... La clientèle est plutôt sympathique. Je me félicite de n'avoir pas pris de drogue. Pascal se fait draguer par d'anciens admirateurs. Jamais je n'aurais pensé danser sur ces airs-là, mais finalement, nous passons un bon moment. A quatre heures, la musique s'arrête. Quelques personnes protestent. Nous reprenons nos vestes, nos écharpes, posées à la diable sur les banquettes et remontons l'escalier dans la nuit frisquette.

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