Au coiffeur

La première fois, il s'est livré au protocole habituel, serrer un ruban de papier crépon autour de mon cou, le rabattre sur la bordure du peignoir en nylon. Puis, il s'est inquiété de mon vœu quant à la coupe à exécuter (comme s'il y avait tant de choix!). Lui, un nouveau dans ce salon où j'ai mes habitudes depuis quelques années... et où le turnover tend à s'accélérer. Sans doute la vogue des barbiers n'y est-elle pas étrangère... Lui, petit, Italien. Autour de trente ans. Cheveux noirs. Tentant la barbe. Un nez si petit qu'il en est ridicule. Tout à ses préparatifs, il me dit, en se penchant vers moi: "Alors, on n'a plus beaucoup de cheveux?" Je le regarde, je le fais répéter. Il répète. Je reste de marbre, sans dire un mot, en continuant de le fixer. Son visage, vraiment insignifiant, rougit. Il perd ses moyens, s'empêtre dans un discours oiseux. Son désespoir me réjouit.

Je retombe entre ses mains peu avant Noël. Il fait partie de ceux qui se sentent obligés de vous faire la conversation. De vous faire partager ses points de vue. Forcément, le propos s'oriente sur Noël. Sa question sur mon projet pour cette fête ne lui sert que d'amorce pour me parler de ses propres projets. Qui sont, en fait, de ne pas participer aux festivités de ses parents. Sa bêtise le rend totalement transparent: je comprends, sans qu'il n'en dise rien, qu'il y a du coming out dans l'air, sur fond de famille italienne catholique, avec le patriarche terrifiant à qui il faut faire passer un message. Sa bêtise, son absence totale de feeling rend toute empathie avec lui impossible. Cependant, le fait d'évoquer sa position par rapport à cette fête familiale à venir l'énerve. Inconsciemment, il devient brutal, me rudoie en parlant, rabote mon crâne à coups de tondeuse. Je lui donne quand même un pourboire, c'est Noël, après tout.

Plus récemment, après quelques propos introductifs sur la météo, la vitesse du temps qui passe et deux coups de tondeuse, le voilà qui se plaint de l'ambiance du salon. De ses collègues. Pas rigolos. Le Portugais est "space", me dit-il à mi-voix, alors que ce dernier passe justement derrière nous (un garçon très doux, silencieux, qui en s'affairant sur votre crâne, induit une grande tranquillité – un coiffeur idéal, en somme...) Moi, j'essaye toujours de mettre de l'ambiance, m'assure-t-il; mais ça ne prend pas. "Mais vous vous plaignez beaucoup, et ça, ça ne met pas la bonne ambiance", lui dis-je, en le regardant dans la glace. Piqué au vif, il empoigne le miroir, me fait contrôler son travail sur ma nuque. Je refuse l'eau de Cologne dont il veut m'asperger. Il retire le peignoir, je me lève. Je laisse sur le comptoir un franc de pourboire, sans le lui apporter. Le Portugais, qui fait la caisse, crie "Service!". L'autre est déjà en train de balayer, rageusement.

L'Equatorienne qui a repris le salon vieillot au bas de mon immeuble est bien gentille. Elle mérite de payer son loyer, il me semble. Mais elle non plus, ne conçoit pas de travailler sans parler. Sa conversation est d'une banalité abyssale, ennuyeuse à mourir, à moitié couverte par les hits grésillants d'une station FM surexcitée. Son français est essentiellement composé d'hispanismes. Je la comprends à demi-mot. Nous n'avons aucun intérêt commun. Les faits divers, les choses sinistres la passionnent, apparemment. Elle me les ressert, les commente. Je dis oui, je dis non, je meurs d'ennui en attendant qu'elle termine, que je puisse, vite! remonter et me passer la nuque à l'eau de Cologne, car elle n'en utilise pas. C'est plutôt un salon pour dames.

Passer chez le coiffeur, ce devrait être un moment de relaxation. De détente. Cinq minutes de silence, à me laisser aller entre les mains de quelqu'un qui s'occuperait de passer la tondeuse, le petit rasoir. Mais ces moments me sont la plupart du temps volés par celles et ceux que je charge, deux fois par mois, de cette tâche sanitaire. On m'impose une conversation indigente, on me maltraite; et à la fin, je paye.

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