La grande vie

Les bureaux se trouvaient dans une ancienne ferme, un bâtiment isolé, à l'écart de la grand route. En pleine campagne, en fait. Pour y arriver, je devais chaque matin marcher vingt minutes, depuis la gare. L'hiver, au petit matin, il arrivait que les champs alentours soient recouverts de neige. S'y imprimaient les traces des renards, des oiseaux. Souvent, le chauffage à mazout avait crevé durant la nuit et je commençais la journée par le rallumer.

Jacqueline travaillait dans un des magasins dont nous nous occupions, mais elle était venue quelques temps nous seconder. Elle descendait chaque matin, passait la frontière dans une vieille Peugeot 104 pourrie, immatriculée dans l'Indre-et-Loire et qui ne craignait pas les conditions hivernales de cet hiver-là grâce à ses pneus-clous. La présence de cette Tourangelle au bureau animait ces journées qui pouvaient parfois être pesantes. Car il arrivait que j'y sois seul; ou que les heures avec Yves se fassent longuettes, quand il n'était pas d'humeur à s'amuser. Mais tous les trois, nous nous entendions bien. Yves et Jacqueline avaient environ vingt-cinq ans. Moi, pas encore vingt.

Un matin, Yves et moi sommes arrivés les premiers. Nous avons trouvé, en entrant, deux conteneurs à déchets qu'on venait de nous livrer. Ils n'avaient jamais servi et sentaient le plastique. Nous avons eu l'idée de nous cacher à l'intérieur, après les avoir disposés de part et d'autre de la rampe d'escalier. Et nous avons tranquillement attendu l'arrivée de Jacqueline. Quand elle est passée entre ces deux poubelles, nous en avons surgi comme des diables. Elle a eu tellement peur! Un instant, j'ai cru qu'elle allait défaillir. Elle ne pouvait pas reprendre sa respiration, tenait la main sur sa poitrine, en disant "Vous êtes complètement fous!", penchée en arrière, des émotions contradictoires (colère, peur, rire, incrédulité) défilant derrière ses yeux verts.

C'était une fille très exotique, pour moi. Une petite Française aux cheveux auburn, au visage un peu aplati, nez en trompette, yeux pétillants. Charmante. Un petit accent pointu, qui rebiquait vers les aigus à chaque fin de phrase. Il nous était arrivé d'avoir des discussions amusantes, tous les trois. Sur l'avenir, par exemple. Une fois, elle avait décrit l'appartement de ses rêves: il devrait ressembler au loft qu'elle avait vu dans le film L'Année du dragon. "Chez moi ce sera exactement comme ça", avait-elle déclaré. Quand elle en aurait fini avec ces petits boulots, qu'elle serait mariée. "Oui, toi il te faut la grande vie", avait résumé Yves, d'un ton sérieux-ironique. "Exactement!" avait-elle conclu. Et je sentais qu'elle était tout à fait sérieuse, au fond d'elle-même, quant à ce destin. Et ce thème de "la grande vie" était devenu, ensuite, un motif récurrent de nos plaisanteries communes.

Entre son permis de conduire, qu'elle nous avait montré, et une photo d'un document officiel (probablement le permis de travail) qui devait être dans nos tiroirs, nous avions réalisé, avec Yves, que notre collègue avait changé plusieurs fois de coiffure. Comme toutes les femmes. Il nous avait alors fallu une bonne heure pour composer une lettre que nous avions adressée à son compagnon (qui gérait un des magasins de l'entreprise), pour tenter de savoir quelle était la véritable couleur de cheveux de sa compagne. En retour, nous avions reçu une réponse d'une ironie consommée, dans laquelle il s'inquiétait des gros soucis que notre dure vie de bureaucrates nous imposait, laissant entendre qu'il avait, lui, suffisamment de travail pour que cette question ne le préoccupe pas plus que ça.

Puis, Jacqueline est partie. Elle avait retrouvé son poste en magasin, près de son ami. Mon apprentissage terminé, j'ai travaillé encore quelques temps dans ce bureau. Mais nous ne nous sommes jamais revus. Une dizaine d'années plus tard peut-être, nous nous étions retrouvés avec RH, notre patron d'alors. Nous avions fait lui et moi une revue des anciens de la boîte. J'en ai profité pour lui demander des nouvelles de Jacqueline. Elle était repartie en France depuis longtemps. Avec le gérant du magasin, avec qui elle avait fini par se marier. A Avignon. Et que faisait-elle, dans le Midi? Caissière, dans un hypermarché. J'ai repensé à la "grande vie"...

Quelques années plus tard, j'ai croisé Yves dans la rue. On ne se voit pas durant vingt ans, puis on se rencontre deux fois en deux semaines... Puis, plus jamais. Ainsi va la vie. Nous sommes allés manger dans une cafétéria. Ses cheveux étaient aussi abondants qu'à l'époque, mais avaient viré au gris. Il vivait dans un hameau, sur les hauteurs dominant la plaine du Rhône, en compagnie d'une journaliste de la radio. Une vie de sauvage, loin des systèmes, qu'il a toujours détestés et fuis, comme il avait fui son prénom de baptême, s'en choisissant un autre, dans une tentative d'échapper à ce qu'il pensait être son destin: un homme affublé d'un prénom ambigu, stupide, choisi par une mère célibataire, et travaillant pour un salaire moyen dans les bureaux d'une fabrique de produits chimiques.


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R.H.

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