R.H.

Je calcule: il avait presque mon âge lorsque je l'ai connu. Ça m'impressionne: il me paraissait vieux. Et solide. Depuis tout ce temps, il n'a jamais quitté ma vie, jamais cessé d'être une figure paternelle. Il y a eu, je crois bien, des années où nous ne nous sommes pas vus. Récemment, l'épisode d'Alex a failli ruiner notre amitié. Je l'ai craint; mais finalement, nous nous sommes à nouveau croisés, un soir d'été, il y a deux ans, au petit magasin. Bien sûr, il travaillait. Malgré ses promesses de prochaine retraite, il n'jamais cessé de travailler. A 72 ans, il travaille encore. Certainement que son perfectionnisme, la peur que sans sa surveillance, sa connaissance des situations, sa veille humaniste, les choses aillent à vau-l'eau, tout cela l'empêche de lâcher prise; même s'il affirme que s'il pouvait, il s'arrêrait "dans la minute" pour faire des choses "plus intéressantes". Je m'installe en face de lui, dans un coin de la pizzeria. Je note son visage, marqué par deux curieuses rides qui forment presque une croix, un X dont les pointes supérieures s'étirent, obliques, de part et d'autre du front. Et le plissement des yeux, qui accompagne le geste du bras à chacune de ses assertions martelées a fini par créer une ride en étoile, juste au-dessus de l'arrête du nez.
Ce midi, en machant son cordon bleu de poulet et ses frites, il me raconte un curieux voyage au Kosovo, en compagnie de ces amis du crû pour qui il déniche, inlassablement, des permis de travail en Suisse. Dans la jardin de la maison d'une grand-mère ou d'une vieille tante, il découvre une série de sépultures: les tombes de cette famille, alignées sous les herbes folles. La découverte de ce cimetière privé l'interpelle: à son hôte, il dit son souhait d'être enterré là-bas, à la simple condition que les vaches ne viennent pas brouter au-dessus de sa tombe... Nous rions; mais je me demande quelles raisons l'ont poussé, aujourd'hui, à m'entretenir de cela. Je m'interroge sur le sens de cette communication, digression d'apparence anodine dans une conversation où la mort est revenue plusieurs fois voleter au-dessus de notre table...
Depuis dix ans, il me parle de passer la main. J'avais refusé la succession qu'il me proposait. Aujourd'hui encore, il m'entretient d'un papable, mais avec des bémols qui me portent accroire qu'il n'est pas près de lâcher prise. A Nouvel-An? Il donnera un coup de main dans un magasin de station. M'explique qu'il a coincé, pour l'occasion, un matelas dans le coin d'un logement de fonction.
Un matelas dans un coin... Un logement de fonction... Sa vie, en résumé. Je refuse d'envisager une si révoltante solitude. Mais je me souviens aussi des remparts qu'il dressait autour de sa sphère privée.

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