Liste de présence (3)

Le solitaire d'en face a eu une brève histoire avec une femme (il n'est donc pas gay). Cette fille, bien plus jeune que lui, n'était pas discrète. S'installait sur le balcon, avec un son qui diffusait de la musique pour tout le quartier, parfois même tard dans la soirée. Ils ont fait ami-ami avec les Bosniaques ou les Croates du premier, invités à boire des coups sur ce petit balcon. La fille était Roumaine, j'ai reconnu son accent. Madame C., qui vit juste en face et a subi ces longs intermèdes musicaux, n'en pouvait plus. Entre les deux appartements, il y a eu des mots par dessus la ruelle. Les flics sont venus, une ou deux fois. Un soir, vers 23 heures, la Roumaine parlait dans son téléphone, avec la police vraisemblablement. "Vous ne savez même pas faire votre travail!" a-t-elle finalement crié avant de balancer son appareil, furieuse. Au contact de cette fille, le comportement du voisin a radicalement changé. Il se tenait debout, frottant ses mains jointes, comme en prière. Il était fou d'elle, apparemment. Elle restait assise sur le balcon, pérorant à la cantonade, passant d'un morceau de musique à l'autre. Il était suiveur. Et puis, d'un jour à l'autre, elle a disparu. Pendant quelques jours, il a continué d'écouter de la musique, assez fort, sur le balcon; il dansait même un peu, sur place, quelques simples flexions des genoux. Peut-être juste pour emmerder madame C. Ou alors, par nostalgie. Un fauteuil a disparu du balcon. Plus de musique maintenant. Il est à nouveau seul, comme avant.

Madame C. On se croise vers l'entrée, alors que je m'occupe des lauriers qui ont attrapé la fumagine. Elle m'aide un peu. L'occasion d'un intense pipelettage, sur le type d'en face, sur l'incurie de la régie (un thème persistant), sur les locataires disparus, sur la vie plus douce d'avant le digicode, d'avant les sempiternels déménagements, quand une concierge vivait encore dans l'immeuble, quand les plates-bandes étaient entretenues. Plus sérieusement, elle m'annonce être atteinte d'un cancer. Le sein. L'opération a été faite, maintenant. Je lui ai laissé sur sa porte nos numéros de téléphone, ai offert de faire des courses. Elle m'appelle au retour de l'hôpital (un soir, nous étions à Saint-Prex), pour me remercier du mot, mais tout ira bien, merci. Elle est aussi fière que madame J., qui ne voulait jamais d'aide et lançait ses sacs d'ordures dans les marches d'escalier avant de les pousser avec sa canne. Surtout, ne rien devoir à personne.

Les voisins de palier, ici depuis deux ou trois ans (ont remplacé la théâtreuse). Un couple dans la cinquantaine. J'avais supposé qu'elle était infirmière, pour l'avoir croisée tard, sans qu'elle ait l'air de revenir de chez des amis. Mais elle est enseignante. Lui, petit, brun, trapu, peut-être Péruvien ou Chilien. J'ignore ce qu'il fait comme profession. Dans la construction, je dirais. Ils sont discrets. Ce printemps, pendant le semi-confinement, je leur avais proposé de l'ail des ours (on en avait cueilli, bêtement, une quantité déraisonnable dans l'après-midi.) L'appartement, vu à cette occasion par la porte entrebaillée, m'avait semblé assez en désordre... Mais ça ne les intéressait pas spécialement, l'ail des ours; ils on ont pris quelques feuilles, par pure politesse. Je la croise sur le palier il y a quelques jours. Elle m'indique qu'elle vient de terminer une formation, mais qu'elle est sans emploi (je sens qu'elle regrette aussitôt d'avoir donné cette information).

Les jeunes d'en dessous semblent ne pas avoir de vie sexuelle. Du temps du type qui habitait là avant eux, il m'était arrivé d'entendre des cris de jouissance – leur chambre à coucher est juste au-dessous de la mienne. Avec eux, rien, jamais, sinon des quintes de toux (tous les deux sont fumeurs). Sinon, une grande plage de silence, entrecoupée de très rares pics sonores, lorsqu'ils invitent des amis et font la fête (musique, bavardages, cris) jusqu'à une heure du matin. Se parfument toujours autant. L'été, quand on vit toutes fenêtres ouvertes, leurs effluves sucrés rampent le long de la façade et s'insinuent chez moi. C'est le côté pénible de ce voisinage.

Les nouveaux des attiques d'en face Les deux appartement créés dans l'ancien galetas sont occupés par un jeune homme (côté rue) et une jeune fille (côté lac). Apparemment célibataires, ils investissent progressivement les petits balcons vitrés, garnis d'un modeste mobilier. Lui, longs cheveux noirs ramenés en chignon, chaussé de tongs, quitte parfois son grand écran que l'on voit briller à travers les couches de vitrage pour passer quelques minutes à l'extérieur. Un chat d'intérieur en profite pour prendre l'air. Sinon, est plutôt casanier. A invité plusieurs personnes à la fin du confinement. La taille du balcon ne permettait pas le respect des "distances sociales". La fille a mis quelques plantes vertes sur son balcon.

Les vieux du haut, en face se sont manifestés pendant le semi-confinement, quand tout le monde apparaissait à la fenêtre ou au balcon chaque soir à 21 heures pour applaudir ou faire du bruit en signe de soutien au corps médical et soignant. Lui, soixantaine à catogan, ventru sous chemise ample. Elle, grande, coiffée à l'ancienne, avec de la laque, certainement. Ils voulaient surtout nous faire savoir qu'une fumée malodorante sortait de la cheminée de notre immeuble et empuantissait leur air. J'avais moi-même remarqué ces odeurs âcres de mazout mal brûlé. Avertie, la régie n'a d'abord pas bronché. Ces voisins nous ont relancé, un soir. Je leur ai crié d'écrire eux-même à la régie, que ce serait plus efficace. Depuis, un technicien est passé régler le brûleur. Les odeurs ont disparu. Les relations avec ce couple en sont restées là, toute "vie de quartier" ayant cessé avec la fin du confinement et des manifestations de solidarité, et le passage simultané à une météo pluvieuse et frisquette, en mai.

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