Absences

Le fantôme du deuxième - Il y avait ce type court et large, Africain, au nom à consonance anglophone. Dépourvu de la moindre politesse. Il ne retournait jamais un salut, embarquait dans l'ascenseur sans attendre et ne retenait jamais la porte. Un mufle. Récemment, sa boîte aux lettres à commencer à déborder. Une voisine pipelette me dit: Il est retourné en Afrique du Sud. Quelqu'un du premier étage l'aurait croisé, tôt un dimanche matin, tirant une énorme valise. Bye bye la Suisse!, aurait-il lancé. Depuis, en effet, plus personne ne l'a croisé. Sur son balcon, une planche à repasser monte la garde sur un décor figé. Les stores ne bougent pas d'un millimètre. Peu de temps après cette confidence, j'avise une enveloppe épaisse dans la masse de courrier débordant de sa boîte. Je m'en saisis. C'est une lettre de la Justice de paix. Je l'emporte chez moi. Je l'ouvre. Il s'agit d'une mise en demeure, ou d'un avis d'expulsion prochaine, après des mois de loyer impayé. Cette liasse de documents officiels contient un amas d'informations indiscrètes, qui renseigne jusqu'au type des hypothèques grevant notre immeuble... Je jette tout ceci au fond de ma poubelle. Plusieurs mois ont passé. La boîte à lettres déborde cycliquement. Puis, apparemment, on la vide, avant qu'elle déborde à nouveau. Sur le balcon, la planche à repasser ne bouge pas, ni les stores. J'imagine que, pour la régie, la procédure de déclaration d'absence est un processus lourd et contraignant...

Madame J. est partie dans un home médicalisé. Fin décembre, la boîte de polystyrène contenant son repas (distribué chaque jour par le CMS) avait stagné une journée entière sur son paillasson. Cela m'avait inquiété. Mes coups de sonnette restaient sans réponse. Il était dix-neuf heures et, de la rue, j'ai remarqué que ses fenêtres demeuraient sombres. C'était alarmant: à dix-neuf heures, en décembre, quand on a passé huitante ans, on est à la maison avec la lumière allumée. Je suis allé parler à son voisin, qui avait également repéré le repas, toujours sur le paillasson. Mais apparemment, elle était coutumière du fait. C'était un vendredi soir, le dernier jour ouvrable avant Nouvel An. J'ai tenté d'appeler le CMS. En vain, bien sûr. Des répondeurs partout. Sur les conseils de Denis, j'ai fini par appeler la police, à qui j'ai expliqué la situation. Ils sont venus dans la demie heure qui a suivi, avec une ambulance. Plus tard, un policier est monté me voir et m'a expliqué qu'ils l'emmenaient: elle avait eu un malaise, elle était tombée. J'avais bien fait d'appeler. La voisine pipelette me dit que madame J. ne reviendra pas. De la rue, on voit que son frère a tissé une sorte de toile d'araignée pour empêcher les pigeons de nicher sur le balcon déserté. Voilà donc un autre logement fantôme au deuxième étage.

Avis de détresse - A l'étage au-dessus, il y a cette fille énorme, d'une trentaine d'années, toujours vêtue de noir. Elle travaillait dans une boulangerie, pas loin d'ici. J'avais l'habitude de m'y arrêter. Elle m'octroyait systématiquement un rabais de dix pourcent, c'était gentil. Les employés de cette chaîne avaient droit à cette faveur, pour leurs proches. Un jour, elle m'a compté le prix plein en m'annonçant que cette liberté leur était retirée. Un soir, à la période de Noël, j'étais passé lui offrir une petite boîte de macarons Ladurée, en guise de remerciement. Elle a paru ravie, même touchée. Quand nous nous rencontrions dans l'escalier, on échangeait quelques mots. Il nous est arrivé de prendre l'ascenseur ensemble, à l'occasion. C'était assez embarrassant, car elle transpirait souvent. Son front se perlait de sueur. Mais nous avions une relation de bon voisinage, en somme.
Un jour, je me suis rendu compte qu'elle n'était plus jamais derrière le comptoir de la boulangerie. Ce n'était pas vraiment inquiétant, car cette chaîne fait bouger ses employés d'un point de vente à l'autre. Elle pouvait très bien avoir été mutée ailleurs. Puis je l'ai revue dans l'immeuble; et il m'a semblé qu'elle avait forci. La vue de son corps, de sa peu blanche et rose débordant des sempiternels vêtements de coton noir me causait de la peine.

Nous ne nous croisons plus qu'exceptionnellement. J'ai pensé qu'elle avait perdu son travail. Où qu'elle avait, peut-être, un horaire de nuit. Mais la voisine pipelette avait aussi des informations à ce sujet. En effet, la boulangerie l'a congédiée. Cette bonne âme a estimé que je devais également connaître l'origine de ses troubles alimentaires, causés selon elle par la perte d'un parent. Elle me dit ces choses non pas dans le secret de son appartement, mais sur son pas de porte, dans la cage d'escalier qui résonne. A ce moment-là, une porte a claqué dans les étages. Bien sûr, nous avons tous deux pensé que c'était elle, qui avait surpris cette conversation indécente.
Je l'ai croisée une fois depuis cet événement et je suis sûr qu'elle m'a regardé de travers. Il y a ça entre nous, maintenant. Moi, dépositaire d'un secret intime, que je ne demandais pas à connaître. Voilà ce que c'est que de se confier aux pipelettes...
Hier, par curiosité, j'ai visité un appartement vacant, en cours de réfection au cinquième. Je me suis penché à la rambarde du balcon. Mes yeux sont tombés, deux étages plus bas, sur l'amorce d'un balcon abandonné, livré aux pigeons. Dans l'étroit rectangle, j'ai distingué quelques pots de plantes mortes, des choses indéfinissables au sol, le tout recouvert d'une couche de fiente. Il s'agit du balcon de cette femme. Cela signifie qu'elle n'y va jamais. Sur l'appui de fenêtre de sa chambre, un pigeon avachi roucoulait devant le store baissé. Je parie que ceux des pièces donnant sur le balcon sont également tirés. Je trouve ceci très inquiétant.

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