Le moment impeccable

L'autre jour, j'ai réécouté un morceau de musique que je faisais jouer en boucle, il y a dix ans. Un morceau de house vocale, genre chill out. Une voix de femme feule quelques paroles en espagnol, avec l'accent britannique, sur un motif répétitif et sirupeux, aux sonorités baléariques. Ce morceau a quelque chose de naïf. Il est assez kitsch, mais il reste très efficace l'été, pour apprécier le coucher du soleil, sur la terrasse, en fumant ou en buvant un verre. Et je me souviens parfaitement des rêveries qui l'accompagnaient. C'était une mise en scène de ces quelques paroles. Je nous imaginais, avec mes amis, installés sur des chaises-longues, sur une terrasse à même le sable. La terrasse d'un chiringuito, où l'on prenait un verre. La nuit était en train de tomber. On était là, allongés, à bavarder un peu; à laisser monter en nous le plaisir de cette soirée qui commençait. Plus tard, on irait en boîte. On prendrait des drogues récréatives; on danserait; on rencontrerait des inconnus. Et chacune de ces rencontres serait comme un marchepied vers une autre vie. Le marchepied d'un wagon qui passe, lentement devant vous. Il suffisait de monter. En route vers autre chose! Toute cette rêverie se développait, plus ou moins inconsciemment, à l'écoute répétée de ce morceau.
Et à cette même époque, un été où nous étions montés à Berlin avec toute cette fine équipe, Didier était près de moi à un moment où ce morceau passait, je suppose, dans mes écouteurs. "Tiens, ce truc me fait penser à toi", lui avais-je dit en lui tendant le casque. Il en a écouté dix secondes. "Non, tu es fou! C'est beaucoup trop propre pour moi", m'avait-il répondu en rigolant, en me rendant les écouteurs. C'était un gentil rappel de la distance qu'il peut y avoir entre ses propres rêveries et celles des autres. La différence entre la manière dont on veut les percevoir et l'image qu'ils souhaitent donner d'eux-mêmes. Plus tard, j'ai compris que ce moment n'arriverait jamais: siroter un cocktail sur des chaises longues avant de sortir en boîte... Et, ayant pris conscience de ceci, j'ai réalisé le pincement me procurait désormais l'audition de ce même morceau, causé par le micro-deuil de cet événement improbable et fantasmé.
Or l'autre jour, en le réentendant, les images de cette rêverie me sont revenues en mémoire. J'ai pris du plaisir à revoir ce tableau naïf. Il m'a réchauffé le cœur. Donc, le souvenir d'un événement fantasmé et non non advenu, dans lequel j'avais mis en scène mes amis, m'a procuré de la joie. Je me demande même s'il ne s'agit pas d'une joie plus intense que s'il s'était vraiment déroulé. Car dans la réalité, ce moment aurait pu être très court, trop court pour que j'en prenne conscience. Aussi, de menus événements auraient pu survenir pour l'affadir, voire l'abîmer (dispute subite, verre renversé sur un vêtement, mauvaise humeur, serveurs odieux...), et en altérer le souvenir. En revanche, ma rêverie était un moment impeccable, de douceur et d'harmonie complète. Au-delà du kitsch du tableau, la réalité des liens d'amitié sous-tendait cette mise en scène, soufflée par une chansonnette.
Je me demande si cela fait une réelle différence, en fin de compte – je veux dire, avec le recul –, que les souvenirs que l'on peut conserver proviennent de moments vécus ou juste fantasmés. Les rêveries que nous inspirent les autres survivent parfois à côté des souvenirs des faits réels, et leur relecture font remonter les émotions qui leur étaient liées, indépendamment de leur nature, réalité ou invention. Une fois que la réalité quitte le présent pour devenir souvenir, elle perd de son intangibilité. Le flou gagne; les mots se brouillent; les voix se perdent. Le temps passe encore et quelque chose cède: l'enregistrement n'est plus protégé. Il est ouvert à la réécriture, à la déformation. Aux influences, sur son propre souvenir, du récit qu'en auront les autres.
La mémoire exprime l'essence du souvenir et c'est ce là qui importe, plus que le détail, plus que la réalité. Si bien qu'à l'issue de ce processus, un fait vécu ou un fait fantasmé semblent pareillement délavés.
Bref! J'avais mis en scène mes amis comme j'avais envie de les voir et de les aimer: proches, mais un peu à distance, sur les chaises longues voisines. Cool et relaxés. Malgré toutes les différences qu'il peut y avoir avec ce qu'ils sont, ce qu'ils étaient, cette image demeure et a pris la même patine et le même flou qu'une réalité échue.

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