Nous

L'appartement, vaisseau dérivant sur fond de ciel toujours changeant. Surface délimitée, parcourue inlassablement, les pas se superposant aux pas. Une vie passée à suivre d'invisibles sentiers domestiques, contournant ces empilements de briques cachées par ces couches superposées de plâtre, de papier peint que sont les galandages, ce cloisonnement bourgeois de l'espace qui détermine les pièces, salon, cuisine, chambre, douche, WC. Ce décor du quotidien, naguère lié à la vie privée, devient maintenant celui du travail, également. L'espace se contracte. Il n'y a plus qu'un lieu: la maison, où s'épaissit la superposition des pas. Quelques mètres à peine séparent le sommeil du travail.

 

Télétravail. Le bureau se résume à un espace plus restreint encore que le logis, réduit qu'il est à la taille d'un écran d'ordinateur portable. Mille centimètres carrés où se concentre cet ensemble aliénant d'activités parfois abrutissantes, voire absurdes. Mais il ne faut pas y penser, car le bienfait de cette activité-là monopolise chaque jour, quelques heures durant, mes fonctions cérébrales, ma concentration; elle empêche mon esprit de partir sur ces nouveaux chemins où nous voici poussés depuis l'été dernier, sentiers vertigineux, ronceux, boueux, accrochés au-dessus d'un précipice innommable.


Nous nous sommes trouvés sous le soleil ardent de nos jeunesses finissantes, la trentaine consumée, la tête dans les étoiles et les pieds dans la mousse. Je ne t'ai pas deviné d'emblée: il faut du temps pour comprendre que ce qui nous est donné ne ressemble pas à ce que l'on pensait recevoir. Peu importe, l'essentiel est d'en prendre conscience. Et les ans ont passé, nos chemins ont convergé, ils sont sortis des villes, ont pris le large, par les bois, par les villages écartés, et fidèlement nous suivions le jaune des losanges, nous n'étions jamais rassasiés de marcher.

 

Mais voilà que le champ des possibles se perd de vue. Que les rêves se heurtent au corset d'acier trempé d'une nouvelle réalité. Les projets de naguère, risibles de modestie, confinent maintenant à l'orgueil, à la prétention, au déraisonnable, certains jours. Alors je me dis que tout se réduira, je crois, au lien, à ce qui nous unit. Il n'y aura plus de corps. Il n'y aura plus d'artifice, plus de lieu, plus de mouvement. Il n'y aura plus que cette essence-là: savoir que nous sommes liés, au-delà des chichis insignifiants, des convenances, du paraître. Le lien est, il sera. Indéfectible, jusqu'à notre sortie de scène, la tienne, la mienne. Je n'aime pas employer ce mot, car je redoute de le galvauder davantage, j'ai surtout longtemps eu peur d'en mal connaître le sens, mais je peux le dire maintenant, je crois: il n'y aura plus que l'Amour.

Au temps de l'insouciance, quand nous trainions nos valises à roulettes sur les trottoirs des grandes villes, quand nous découvrions des contrées, des territoires rêvés puis rejoints par les moyens triviaux du moment (trains, vols low cost...), je te reprochais parfois de marcher trop vite une, parmi les choses aujourd'hui cruelles à se souvenir. On voyait nos amis, le temps un souper, d'une soirée, d'un séjour, puis on se retrouvait seuls. Se retrouver à deux après avoir côtoyé d'autres gens, d'autres couples, suscite naturellement la comparaison. Cet exercice si humain, si plein de fatuité, nous confortait alors dans la justesse de nos choix, dans la pertinence de nos options, dans l'adéquation de nos manières d'être. Dans l'évidence de notre alliance. Ces supposées différences scellaient et renforçaient notre partenariat. Elles nous confortaient dans la certitude de détenir le mode d'emploi, la recette du bonheur. Nous ne prêtions pas d'attention aux sirènes des ambulances qui passaient sous nos fenêtres. Et nous nous sentions nantis de nous-mêmes quand nous apercevions parfois le malheur, balafrant la vie des autres. Mais c'était comme de contempler, d'une pièce chauffée et à travers les carreaux, une rue nocturne battue par la pluie, en sachant qu'on n'aura pas besoin de sortir. Je ne peux m'empêcher de me dire qu'aujourd'hui, d'autres portent peut-être ce regard sur nos vies, maintenant que l'avenir révèle son petit nom: Demain.

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