Trois choses (presque) anodines


Un jour, à Hambourg, la conversation avec K. s'oriente sur Dubaï. Il m'explique que pour une raison qui tient à la conception du raccordement internet desservant les appartements de son immeuble, il a eu accès, de son PC, à l'ordinateur de son locataire. C'est un jeune homme de 30 ans, qui pose pour des photos de mode. Fasciné de découvrir que ce voisin n'a pas protégé son disque dur, K. navigue alors dans les fichiers, découvre un grand nombre de photos - parmi elles, celles d'un shooting à Dubaï, justement. Intrigué, je lui demande si l'on ne pourrait pas rétenter cette passionnante connexion; K. m'avoue alors avoir copié toutes ces images sur son propre disque dur! Nous allons dans son bureau et il fait défiler, sur l'écran de son PC, ces photos qui montrent en fait les à côtés du shooting. Hilares, nous regardons les photos du bellâtre, tantôt sur la plage, tantôt au pied des gratte-ciel insensés de Dubaï, tantôt avec ses amis modèles et peut-être les photographes, dans des hôtels plutôt luxueux. Parcourir ces dizaines de clichés piratés disent mille fois mieux Dubaï que n'importe quel catalogue d'une agence de voyage.
Un week-end, j'étais de permanence à la rédaction et le journal m'obligeait à me rendre à Villeneuve, tôt dans l'après-midi de samedi. Il s'agissait de couvrir un événement totalement anodin, l'anniversaire d'une fanfare si j'ai bonne mémoire. C'était au tout début du printemps. Je me trouvais près du lac, des musiciens en uniforme s'égaillaient sur une pelouse, un verre à la main, ils venaient de jouer. J'en étais à me demander ce que j'allais bien pouvoir écrire sur ceci lorsqu'un rayon de soleil s'est posé juste sur mon épaule. Cette chaleur, retrouvée après les mois d'hiver, m'avait comme irradié. Je me suis senti bien. Léger. Et subitement, un sentiment de grande liberté s'est emparé de moi, m'amenant à m'interroger sur les raisons qui me forçaient à rester ici. Pourquoi n'étais-je pas plutôt en train de boire le café à Cossonay? Ma voiture n'était pas loin, je l'ai rejointe, j'y ai jeté mon sac, j'ai mis le moteur en marche et j'ai roulé jusque chez eux, plantant la fanfare sans interviewer son président. J'ai pris le petit escalier, j'ai sonné. Ils étaient un peu surpris, mais ravis de me voir. Nous nous sommes assis dans la cuisine et nous avons pris le café. Lorsqu'il a fallu broder l'article sur la fanfare, j'ai écrit que l'apparition du soleil avait transfiguré cet événement.

C'était comme si, à la fin de sa vie, nous n'avions plus rien à nous dire. Comme j'habitais en face, je montais le rejoindre dans la cabine de projection où, pour la cent millième fois, il répétait les gestes automatiques. Une main sur le volet du projecteur, l'autre sur un potentiomètre. Un doigt sur le bouton de l'ampli, l'autre sur celui du gong. La machine tournait, le moteur emplissait la pièce aux murs verdâtres d'un bruit régulièrement souligné d'un râle profond; comme si une came était actionnée, derrière les cliquetis de la croix de malte. Mais c'était peut-être aussi l'ensemble de l'appareil, ou même le faux plancher de briques qui entraient en vibration... Et tout ce vacarme familier couvrait complètement les dialogues insaisissables de la bande son, ou les musiques soudaines, criardes, lâchées par le petit haut-parleur, là-haut près du plafond, dont le volume était toujours réglé trop bas. Il s'asseyait sur une chaise en bois près de la fenêtre ouverte, tirait sur son cigare en regardant la rue Plantour d'un oeil vide, entre les barreaux de ciment sur lesquels il ne fallait surtout pas s'apppuyer, par crainte de les faire tomber, car ils étaient quasiment tous descellés. Pourtant, ces soirs-là, je ne sentais aucune gêne entre lui et moi. Simplement, on ne se donnait guère la peine de parler; ou alors le silence lui paraissait plus juste.

Articles les plus consultés