"La Solitude"


Ce matin, une photo dans le journal. Elle pourrait avoir été prise de la fenêtre de l'appartement où nous habitions entre 1974 et 1984. Ou alors, juste de l'étage du dessous. Je reconnais les peupliers et l'immeuble d'en face, derrière des échafaudages. Son nom me revient: "Pierrefort"... Aussi, les silhouettes des "blocs locatifs" des années 60, appelés "Cité-Parc"... En 25 ans, d'autres bâtiments sont apparus dans ce décor banal. En 1974, la route "de détournement" n'existait pas encore. Je me souviens des amas de terre, lors de sa construction: des montagnes, que nous escaladions inlassablement. Des herbes avaient fini par y pousser... Le jour de l'ouverture de la route, notre chemin s'est retrouvé comme isolé. L'avenue des Alpes buttait sur un treillis, des glissières métalliques. Il fallait passer par la route d'Evian, emprunter l'atroce passage souterrain du nouveau carrefour, avec ses néons, ses murs de béton. Un soir, fâchée contre moi, tu étais brusquement partie. J'avais voulu te suivre. Je me revois dans ce souterrain, un manteau jeté sur mon pyjama, pieds nus dans mes chaussures du dimanche - les tricolores - enfilées à la hâte...
A côté de "Pierrefort", il y avait un pré que l'on traversait pour gagner du temps, près d'une petite maison appelée "La Solitude", avec des façades ocres. En fin d'après-midi, je t'attendais à la gare et nous rentrions, accompagnés de ta collègue Edith. A travers le portail de "La Solitude", on voyait cet automne-là des courges jaunes, au sol, que plus personne ne ramassait puisque la maison serait bientôt détruite. Et à chaque fois tu t'exclamais: "Tu as vu ces poires! Comme elles sont grosses!" Et je m'évertuais à te corriger. Et nous faisions tous deux semblant de nous amuser de cette fausse confusion, de ce gag chaque jour répété.
[Ce soir, reprise des entraînements en prévision des 20 km. Quelques visages connus. Nous partons. Beauté délicate du ciel crépusculaire entre les branches nues des arbres de Vidy. Puis, reflets de feu sur les fenêtres de la British American Tobacco. Nous entamons une tournée de tous les escaliers de la ville, de la gare au Château, de la Borde au Valentin. Conversations inintéressantes de mes camarades qu'il faut bien entendre. Le froid reste vif. Je me souviens que j'ai des jambes.]

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