Chez tous les bons disquaires

"Disquaire" est un mot qui disparaîtra probablement du langage courant. Au fond, c'est peut-être déjà fait. La faute à la dématérialisation de la musique qui, année après année, révolutionne cette industrie. Bien fait! Ce système, dont le but est la commercialisation d'un bien immatériel et destiné au seul bien-être de l'âme, nous a longtemps grugé, dictant le marché, décidant qu'y mettre, en quelle quantité et dans quels pays; nous obligeant à acheter dix ou douze titres dont un seul nous plaisait véritablement. Entre autre vilenies.
Adieu donc disques, et adieu disquaires. Pas de fleurs, pas de couronnes. Je me souviens sans nostalgie des années où il fallait consacrer des après-midis à la recherche d'un titre, d'un disque ancien, d'un 33 tours mal ou pas distribué. Adolescents, on se passait les "bonnes" adresses. Il fallait affronter les vendeurs goguenards de Disc-à-Brac, rue Curtat, les déranger en pleine écoute de Einstürzende Neubauten pour leur réclamer Hunky Dory de Bowie. Il fallait pousser la porte carillonnante de Sapri Shop, formuler, sous les néons blafards, ses demandes au patron qui détestait que l'on fouille soi-même dans les bacs où il serrait tellement ses 33 tours, dans leurs chemises de plastique, qu'il devenait difficile de les en extirper. Il le faisait lui-même, avant de poser l'objet convoité sur une platine et de nous tendre un casque. Dans ces conditions, on n'osait guère en écouter plus de deux ou trois, et à peine repartir les mains vides. Rendons-lui justice: on trouvait quasiment tout chez lui, au prix, sans doute, de cet ordre maniaque que les mains farfouilleuses pouvaient en tout temps déranger. Ces dernières années, je voyais avec un plaisir sadique les pochettes des derniers vinyles perdre leurs couleurs dans la vitrine de ce misanthrope, aujourd'hui vide. Adieu encore, les petites cabines feutrées du magasin Foetisch, où l'on pouvait en revanche s'enfermer des heures, poser soi-même les disques sur les délicates platines Thorens, en regardant la foule des chalands arpenter la rue de Bourg. Le dernier commerce où j'allais régulièrement acheter de la musique a fermé depuis plusieurs années déjà. C'était Fréquence Laser, une surface assez grande et lumineuse au pied de la tour Bel-Air, avec des parquets grinçants. Elle disposait d'un rayon électro à l'étage inférieur, où officiait un géant blond roux, maigre comme un échalas, à qui l'on faisait signe lorsque l'on voulait qu'il permute les CD. On finissait par ressortir de ces échoppes avec des sachets à peine alourdis par d'inélégants bouts de plastiques – boîtiers merdiques, vite rayés, aux charnières fragiles comme des os nonagénaires, renfermant des disques aux reflets irisés. Au lancement des CD, on les disait d'éternels. Au final, leur durée de vie (en terme de production) n'atteindra  même pas celle des "microsillons". D'ailleurs, le symbole irisé du CD vient de disparaître du logo de iTunes. A juste titre, Apple juge le CD aussi désuet que des cassettes VHS. A ces expéditions chez les disquaires, je préfère mille fois l'écoute pépère des extraits en ligne, en chaussons, retranché derrière mon PC. J'adore télécharger, légalement ou pas. Je me moque de posséder des disques, des DVD. Mais je dois reconnaître que le plaisir de dénicher et de télécharger, sur eMule, le morceau impossible à trouver, ne procure pas la même joie que lorsque l'on tombait, au fond d'un bac, sur la pochette du disque que l'on traquait depuis quelques temps. On ne peut pas tout avoir, c'est sûr...

Articles les plus consultés