Mémoire morte

À Nicole avec qui je mangeais récemment, je raconte cette histoire qui m'est arrivée dimanche du Jeûne – la dernière fois que je suis sorti. Au vestiaire de la boîte, un type plutôt sexy capte mon regard. Il passe et me salue en souriant, comme si l'on se connaissait. En effet, son visage me dit quelque chose, sans que je puisse le situer pour autant. Je le rejoins vers le bar et je lui demande de me rafraîchir la mémoire. Nous connaissons-nous de Zurich? Ou plutôt des soirées romandes? Alors il me dit son prénom et me rappelle qu'il est venu chez moi, il n'y a pas si longtemps. J'ai l'air un peu idiot, je tente une explication: j'associe les personnes aux contextes; dès lors, si je le vois en boîte, j'aurais tendance à croire que c'est dans un club que je l'ai rencontré – et non dans d'autres circonstances, fussent-elles plus intimes. Mais j'essaie de comprendre comment j'ai pu oublier la visite d'un garçon aussi attractif, oublier son prénom; comprendre pourquoi il m'a fallu des jours pour me remémorer les circonstances exactes de notre rencontre, chez moi. C'est simplement la démonstration d'un mécanisme de protection que j'ai mis en place et qui fonctionne peut-être trop efficacement. Concrètement, lorsque je me sens particulièrement attiré par quelqu'un, je fais en sorte d'éviter de me retrouver en position de demandeur, en position d'attente d'un signe de sa part. Donc, en n'enregistrant ni son profil dans mes favoris du chat, ni son numéro de téléphone, je suis quitte de voir son pseudo ou son nom s'afficher sur un écran; quitte donc d'avoir l'idée de lui envoyer un message, qui me placera ipso facto en position d'attente. Par extension, ce mécanisme s'étend à ma propre mémoire vive, d'où son image et son prénom s'effacent rapidement. Et voilà. Ensuite, si je le recroise, c'est comme si je le rencontrais une seconde première fois – sauf que le processus n'est pas réciproque, et que je passe certainement pour être, au mieux, précocement atteint d'alzheimer, au pire, disons, pour un goujat.
"C'est très bien de ne pas se mettre en position d'attente, de ne pas faire la carpette me dit Nicole. Mais au fond qu'est-ce que tu gagnes en ne le relançant pas si tu as envie de le voir? Il faut peut-être parfois savoir faire un pas pour obtenir quelque chose, et se dire que c'est n'est pas la fin du monde de se prendre un râteau, juste une blessure d'amour propre que tu peux sûrement gérer à ton âge". Et toc. L'après-midi même, je décide de lui faire un message (je dois passer par le moteur de recherche du réseau pour retrouver son pseudo...)
Nous nous reverrons peut-être la semaine prochaine. Ce sera une seconde fois et je déteste les secondes fois, surtout quand la première rencontre a été bonne. La rencontre initiale permet de rêver sur l'autre, de le voir comme on a envie, de se laisser aller. A la seconde rencontre, l'ambiance est différente, la réalité s'impose parfois brutalement et l'on recherche vainement à recréer (l'illusion de) l'alchimie. D'ailleurs, cela m'est arrivé pas plus tard qu'hier soir. Un type avec qui je m'étais parfaitement entendu début septembre revient me voir. J'avais souhaité cette seconde rencontre plus tôt, quand je sentais que je le désirais. Mais voilà, il y a eu les vacances, le travail, autant de circonstances qui ont retardé ce second rendez-vous. Un temps durant lequel mes mécanismes de protection ont joué et où mon désir s'est volatilisé. Me voilà donc à bander mou, et l'autre à roucouler. Une nième décevante démonstration de cette désynchronisation dans ces élans finalement dérisoires.

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