Quarante-quatre


Les yeux maintenus clos depuis peut-être une heure, dans un monde immobile, éthéré, fait de lumière blanche, rouge parfois quand quelque chose passe entre les lampes et mes paupières. Mes oreilles me disent ce qui se passe autour de moi. Ce qui va m'arriver. C'est un travail divinatoire. Excitant. Dans de telles circonstances, la perception de son corps change. Les handicaps imposés au visage déforment tout, gagnent tout. On se sent diminué. On se sent devenir: une chose. Le lendemain, je t'interroge. Tu dis oui, une chose, mais pas entièrement. Tu me montres les photos que je t'ai demandé de faire. Je découvre avec surprise mon visage, comme il était à ce moment-là, vu de l'extérieur. Comme tu le voyais. Malgré les entraves, on me reconnaît sur ces photos. Donc non, je n'étais pas une chose. C'était encore moi.
Je m'approche de la figure en pierre, posée sur un pouf, près de la fenêtre du salon. Un petit démon nu, difforme, la peau grêle, recroquevillé dans une curieuse position. Bien qu'il s'agisse d'une représentation grotesque, la pierre est assez finement sculptée. Les orifices, yeux grands ouverts, comme moqueurs, bouche béante, dévoilant la petite langue, sont finement dessinés. Je la soulève: les fesses sont jointes. Pas d'anus visible, cela me surprend. Tu me dis que cette figurine te ressemble, un personnage facétieux, avec un côté effrayant. Cela me paraît bien observé.
Samedi, dans ta cuisine. La nuit est tombée, une demi-lune vaporeuse monte dans le ciel bleu-noir au-dessus des immeubles de la cour où quelques fenêtres sont éclairées. On écoute Heroes. Bowie habitait à quelques centaines de mètres de l'endroit où nous sommes, à l'époque où ce disque fut enregistré. Hauptstrasse 155. Je calcule: il avait alors 30 ans. Toi, treize. Moi, dix. Et probablement que ces guitares acides, ce son distordu, le ton général de l'album reflète ce Berlin d'alors: une ville close, artificielle, sombre, certainement sinistre, sous pression, dont je ne savais encore rien. Je te regarde. Tu lis. Tes cheveux virent au gris. Il y a un moment de communion secret dont tu n'es pas conscient.
Treize. Dix. Quarante-quatre. J'ai le vertige.

Nous ne nous rencontrons que partiellement, je fais un pas vers toi, tu fais un pas vers moi, peut-être. Peut-être. Je me contente de ce qui est sur la table de jeu. Le soir, on retrouve un couple pacsé, des amis. Un verre chez eux, sur la Motzstrasse, avant le restaurant: clips de Mylène Farmer, téléviseur 3D, collection fétichiste de baskets dans le vestibule... On sort manger, ils chaussent chacun des New Balance, passent des t-shirts Adidas. Ni l'un ni l'autre ne sont Berlinois; mais ils ont choisi de vivre au coeur du système, comme ces gays parisiens qui se serrent pour une soupente hors de prix dans le Marais. C'est le couple-témoin que toutes les chaînes de télévision devraient connaître pour illustrer leurs sujets sur les gays occidentaux de 35-45 ans.
Dimanche, découverte du Hansaviertel. Voyage dans une utopie architecturale dépassée. Près de la maison Eternit, un chemin humide sous les frondaisons du parc. Une corneille grise et noire y sautille, avant d'emporter, sur une branche, un gros anneau de métal dans son bec. On la regarde. Elle vole vers l'arbre suivant. Après deux mois d'hiver intense, les températures curieusement printanières de la mi-janvier la trompent: elle doit être en train de nidifier...
Though nothing
Will keep us together
We could steal time
Just for one day
We can be Heroes
For ever and ever






Lire aussi

Articles les plus consultés