Onze


Ni dans ma bouche, ni sous mes doigts, le nombre nouveau ne se dérobe. Je n'ai pas à faire, en ce début d'année, d'efforts pour ajuster l'horloge, le calendrier. Peut-être qu'inconsciemment, j'ai hâte d'enterrer l'année écoulée... Dire si elle a été bonne ou mauvaise? Difficile. Ni bonne, ni mauvaise, pour ce qui me concerne. Récemment encore, je pouvais facilement déterminer la qualité d'une année, à son terme; mais depuis deux ans, l'exercice devient plus difficile. Les millésimes se ressemblent, avec leur lot d'aléas. Rien de dramatique, rien d'extraordinaire: ma vie est dans son assiette, je pense.
2011 débute dans la crasse bruxelloise, restants de neige noirâtres échoués au milieu de flaques brunes, sur les trottoirs défoncés du boulevard Anspach. Ciel assombri, empêtré de brumes, passants pressés, serrés dans leurs anoraks. Le 1er janvier, une soirée étouffante: aller d'un coin à l'autre de la salle relève du crawl, de l'exploit sportif. Sortir à Saint-Sylvestre n'est certainement pas le bon plan... Sinon, la pause des Fêtes ressemble à une longue hibernation. Mon rythme naturel tend à s'imposer: coucher vers 2 heures du matin, réveil peu avant midi. Il faut croire que j'avais, comme on dit, du sommeil en retard. Du
vieux sommeil, aurait dit ma mère. Journées molles, presque abstraites, à l'exception de deux sorties à ski, d'un ou deux joggings; sinon, occupées à découvrir la nouvelle version d'un jeu addictif récemment téléchargé, et par le visionnement de documentaires diffusés très tard par la télévision. Voyages immobiles mais extraordinaires: un soir à suivre les pérégrinations de nomades de Mongolie, je crois. Ces gens vivent une grande partie de l'an dans la grosse neige, les hommes font de longs périples pour chasser l'élan dans les montagnes, en dégustent les pires abats rôtis sur le feu, en gobent la moelle épinière – privilège du chasseur – avant de retourner au campement avec les dépouilles. Peu de distractions sous les yourtes, à part le tabac russe, et surtout, la vieille chamane qui le fume aussi. Certains jours, au centre de l'assemblée, elle se coiffe de vieilles boîtes de fer blanc, se masque, se caparaçonne d'un tissu vert. Bientôt, elle entre en transes, à force de mantras et de fumée. Alors, la communauté peut l'interroger, comme un oracle. Derrière les franges de sa coiffe, elle psalmodie des réponses énigmatiques qu'il leur faudra interpréter, sinon méditer. Au bout d'un moment, elle s'arrête, retire ses masques, son déguisement, épuisée. Et stone, assurément. La représentation est terminée. Je peine, fasciné, à imaginer un peuple plus différent du mien... Un autre soir, un documentaire captivant de la BBC sur le Gange, particulièrement consacré à ses multiples sources. Images des pèlerins en route par les étroits sentiers qui finissent aux pieds des glaciers himalayens. Tintements de cloches, chants, regards profonds, processions le long de l'eau étroite et grise, sans doute schisteuse. A des années-lumière des océans bruns du delta, le fleuve-dieu rappelle ici les torrents alpins... Dévotion, ferveur à chaque prayag, chaque confluent. Pour des raisons mystérieuses, ce monde me parle. Je fais le projet de monter là-haut.

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