Adieux


Le soleil était déjà passé derrière le Jura quand nous sommes arrivés à l'embouchure de la Chamberonne. Dès que l'on a commencé à déballer nos affaires, les cygnes, espérant deux pique-niqueurs, sont arrivés en masse avant de repartir, déçus. Sur l'une des assiettes en carton recyclable, on a disposé les corolles des fleurs colorées que Pascal avait achetées. Elles entouraient un photophore en papier dans lequel on a introduit cinq bougies de réchaud. On a piqué dans l'assiette ce qui nous semblait être un épi scintillant en forme de cœur. J'ai collé contre le photophore la photo de Marcel, sur laquelle nous avions écrit quelques mots d'adieu, j'ai ajouté un vieux jeton de bar du Connexion, une pièce de 20 centimes. Alors nous avons allumé les bougies avant d'entrer dans le lac pour y poser ce petit radeau. Les cygnes s'étaient éloignés, l'air était vaporeux et doux, une lueur rouge se dissolvait peu à 'peu à l'horizon. Lentement, le lac se confondait avec le ciel dans une indifférenciation de tons bleus. On a vainement essayé d'allumer l'épi. Et puis l'assiette s'est éloignée du rivage, elle a dépassé les pierres de l'embouchure. Un arbre l'a soustraite à notre regard. On a voulu se déplacer, aller sur l'autre rive pour la regarder s'éloigner, quand tout à coup, on a distingué une tache blanche qui remontait la Chamberonne, quelques corolles de fleurs flottant alentour. Notre offrande avait déjà sombré. Alors, la tristesse s'est abattue sur nous. On a pleuré comme deux fontaines, tandis que tombait la nuit. On s'est assis sur la grève. Pascal a sorti une feuille de papier sur laquelle on a encore écrit quelques mots, en vrac, avec un stylo feutre. Ce qui nous passait par la tête en pensant à Marcel. On pouvait lire Sourire, Wi-Fi, Adieu, On t'aimait, et quelques cœurs dessinés. Puis on a tenu chacun la feuille à ses extrémités et Pascal lui a mis le feu. Les flammes ont commencé à manger le papier, lentement. Et le dernier mot qu'on pouvait lire avant que le feu ait tout dévoré était "Adieu".
Nous sommes restés encore un moment là, terrassés de chagrin. On a disposé le surplus de bougies au pied d'un arbre voisin, où quelqu'un avait dressé un autel en mémoire d'un enfant qui a dû s'être noyé là en août. Les petites lueurs faisaient luire la photo de ce jeune garçon, et révélaient un peu des couleurs des fleurs disposées en sa mémoire. On a repris les vélos dans la nuit, pédalé jusqu'à Ouchy, pris le métro, morts de faim.
Chez Pascal, on a fait réchauffer les restants du repas de l'anniversaire de Miguel, dans la plus grande confusion liée à l'émotion et aussi à l'herbe qu'on avait fumée sur la plage. On s'est partagé une bière en attendant de manger. La fenêtre de la cuisine était ouverte sur la nuit, on entendait les voitures sur l'avenue, le plafonnier éclairait la table de Formica rouge où étaient nos verres de bière. J'avais posé mes pieds contre la porte du four, je regardais par la vitre le plat de poulet en Pyrex où la sauce commençait à mijoter. Puis j'ai reporté mon regard sur la table où quelque chose a capté notre regard: c'était la boîte de bière. Posée à l'extrémité de la table, près de la paroi, elle se déplaçait lentement, dans un mouvement légèrement saccadé, vers le centre de la table – qui était parfaitement d'aplomb. On s'est regardé avec Pascal. J'ai demandé: "Tu as vu ce que j'ai vu?" A ce moment, la boîte a glissé une deuxième fois, de quelques centimètres, pour venir buter sur mon couteau. J'ai soulevé la cannette et j'ai crié dedans: "Marcel! sors de cette boîte!" en riant. Puis, je l'ai passée à Pascal. Il en a versé le fond pour Marcel dans un verre et l'a posé sur le plan de travail.

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