"Et puis il y a eu le silence"


Une obsession: retrouver la dernière image. Sans y parvenir. Remonter le fil du temps. Novembre dernier, un lundi soir atroce, la brume qui tombe sur Amsterdam; on promène le chien comme trois somnambules dans un parc, plombés par deux ou trois soirées de fête consécutives. Et puis on rentre au bateau, la nuit tombe bientôt, Fred a préparé un repas. Ensuite il faudra prendre le train, affronter l'aéroport... Mais quelqu'un me rappelle que nous nous sommes revus un mois plus tard, en fait. Le 1er janvier, à Bruxelles. Vous êtes montés à l'hôtel, et nous sommes partis tous ensemble à la Démence. On était parmi les premiers, le club était glacial, vide, on grelottait sous nos harnais. Et puis la boîte s'est remplie, trop de gens, impossible de bouger, il faisait une chaleur infernale. Je revois Fred qui dansait tristement, dans son coin, venu là sans plaisir, juste pour t'accompagner, nous voir un moment. Au petit matin, il nous a salué, avant d'aller prendre le train, seul. Mais je n'ai pas d'image claire de toi ce soir-là. Où alors, je les confonds avec celles d'autres soirées, au même endroit... Surtout, et c'est ce qui m'attriste, je ne me souviens pas d'un moment où nous nous serions dit au revoir...
Pascal me dit que l'important, ce n'est pas de s'être dit au revoir, mais de s'être dit bonjour. De s'être connu. Ce court temps que nous avons passé ensemble. Ces quelques années, un paille à l'échelle d'une vie. Rien du tout. Et pourtant...
Voilà, tu es parti. On ne se reverra plus jamais. Une marée de tristesse poisseuse, gluante, se répand sur nous depuis jeudi. Des moments, le ressac nous submerge. Puis, cette mélasse se retire, on peut respirer, bouger, recommencer à fonctionner. Alors une vague pesante revient et noie tout. Dehors l'air est si doux, mais le soleil est comme inutile.
Mais bon! Nous avons eu la chance incroyable de ne passer ensemble que des moments de fête, des moments d'insouciance. Je me souviens de cette promenade en forêt, au bord de l'eau, pas loin de la ville. C'était en novembre, mais le soleil brillait et nous avons regardé le ballet de corbeaux près d'arbres magnifiques. Je me souviens aussi de ce soir où l'on fumait dans le salon de Pascal, et que le geste inconscient que j'avais eu pour décrire, avec mes doigts, un réseau wi-fi en traçant une forme de papillon dans l'espace, t'avait fait mourir de rire. Je me souviens surtout de ces journées délirantes sur le bateau, au printemps 2008. Ah, le terrible jour des champignons! Quand des dessins hallucinants se révélaient à nos yeux, dans le bois de l'arbre contre lequel nous pissions côte à côte! Et puis on était rentré au bateau, en marchant plus lentement encore que deux centenaires, derrière Fred et Pascal qui n'en pouvaient plus et nous suppliaient de presser le pas. A ce moment précis, tu étais penché sur une platebande, à contempler des fleurs mauves et jaunes. Des pensées, peut-être. Je t'ai rejoint. Je me suis penché aussi. J'ai regardé où tu regardais. Alors tout à coup, la fleur m'a comme sauté au visage, avec ses couleurs criardes. Et tu m'as dit: "See? It's in your eyes!"
Oui Marcel, la fleur est dans mes yeux maintenant, et pour toujours. Comme ton visage, souvent grave, comme ta silhouette tanguante, comme ta démarche incertaine resteront gravées à jamais dans nos mémoires, nos cœurs. Adieu alors. Je t'embrasse très, très fort. Va où tu dois aller et laisse le vide et le silence derrière toi, puisque ce doit être.

Non, je n'ai pas le souvenir que nous nous soyons dit au revoir à Bruxelles, le matin du 2 janvier. Mais j'ai là notre dernier échange de mails. Il date de mardi dernier. Nous nous réjouissions de nous revoir bientôt, fin octobre. Je venais de prendre les billets. Je t'imaginais déjà à la soirée
Get Ruff, peut-être vêtu de ton tablier, faisant le clown, une main vibrant au-dessus de la tête, l'autre s'agitant derrière les fesses, imitant la crête et la queue d'un volatile grotesque. On a plaisanté à propos de votre nouvelle bagnole, une Merco de 25 ans, une voiture de vieux dragueur. Et je suis content, vraiment (et même si tu ne m'as pas totalement obéi), que la dernière phrase que je t'aie écrite soit: "Meanwhile, drive safely".


Lire aussi
L'heure d'hiver




Articles les plus consultés