Un soir à Cottens


Un soir à Cottens. Quand je ne savais pas encore qui j'étais. Quand j'étais la chose des plus grands. Une chose que l'on trimballe. Qui ne peut pas comprendre. A qui l'on dissimule l'essentiel. Sur le balcon, la fraîcheur descend avec le crépuscule, un peu de brise et à nos pieds toute cette campagne, les alpes avec le ciel couleur dessert. Une crème. Un sirop. L'odeur d'un savon. A la télévision résonne le générique martial du feuilleton "Deux ans de vacances", et dans mon souvenir, cette musique mêle la nostalgie et l'inquiétude. La peur du futur. Plus tard on s'installe à table, on se serre, on mange. Il y a une chatte dans la maison, c'est Madame Tac. Je me souviens vaguement du chignon de Poupousse, ses cheveux noirs, sa façon de parler en roulant les R. Elle me fait découvrir les Grillés Pelletier, se réjouit que je mange avec appétit. Mais peut-être que je confonds? C'était peut-être un autre soir. Cette très longue journée où il fallait sans cesse attendre dans la voiture. On avait roulé jusqu'à Aigle. Dans l'appartement de mes grands-parents, cette impression que tout sonnait faux. Etre de passage dans un lieu où l'on s'installait normalement pour une semaine de vacances. On me souriait, mais je sentais une gravité derrière tout. Puis le voyage du retour, interminable. Attendre qu'il revienne, devant les cafés d'Yvorne ou d'ailleurs. On finissait par aller le chercher, mais il s'accrochait aux tables, au bar, nous rabrouait, nous insultait. C'était sa dernière sortie, est-ce qu'on voulait vraiment l'en priver? Alors enfin, quand à force de patience, de douceur, on l'avait convaincu, il avait repris sa place sur le siège avant, on était rentré. Pas à la maison. A Cottens. On m'avait envoyé dormir dans la chambre de Nadine. Mais impossible de dormir. Je suis juste dans ce lit, j'essaie d'entendre ce qui se passe dans le salon. Le canapé de cuir noir, les fauteuils, les baies vitrées maintenant obscurcies, de vastes surfaces sombres à travers lesquelles on ne voit plus rien d'autre que la nuit, cette nuit où l'on s'englue, qui vous tombe dessus comme une mélasse et vous noie. Près du lit un réveil en forme de borne, en acier brossé couleur champagne, je le reconnais, c'est le même que maman. Ses aiguilles pointues, phosphorescentes dans la nuit.
J'attends des heures. J'essaie de comprendre. De l'autre côté de la cloison j'entends des voix, des pleurs aussi il me semble. Plus tard enfin on vient me chercher, il faut partir, la lumière dans l'escalier, l'odeur différente du rez-de-chaussée, la chaufferie, le plafonnier de la voiture qui éblouit, les sièges glacés, on roule. Je crois qu'on rentre à la maison. J'espère que tout s'arrête et redevienne normal.
Après Grancy, les lumières de la moutonnerie, comme un train immobile dans la nuit.

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Roger

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