Samolapsam

Retour de vacances. Le quotidien reprend lentement ses droits après une semaine au soleil. Des plages de sable. Une ville construite par et pour la villégiature voici une quarantaine d'années. Polycentrique, elle se moque de nos habitudes. Une ville de toc, de liberté, de légèreté, d'insouciance. Une caricature de nos vies, indolentes et futiles. Il faut marcher à travers la dune. Tout au bout, les masses d'eau de l'océan s'écrasent à intervalles réguliers sur le sable fin. L'horizon est une ligne dure où l'eau rencontre le ciel porteur d'un soleil parfois ardent. Une brise vous caresse le dos. Terre, eau, air, feu: tout ici se réduit à l'essentiel. Qui dit mieux? Devant la puissance conjuguée de ces éléments pour l'heure sages et amicaux, devant leur masse, leur force potentielle, on ne se sent guère peser davantage  qu'un grain du sable de la plage. De l'autre côté, au-delà des constructions, un piémont crevassé, rouge et vert, rappelle la rudesse et l'âpreté de l'arrière-pays qui l'abreuve d'une eau douce au goût de puits.
Douceur du soleil et de l'eau. Trottoirs aux pavés de céramique cannelée, terre de sienne et blanc cassé. Hampes des réverbères en acier inoxydable. Résistent-elles mieux à l'air marin? Avenues droites, ronds-points. Allées serpentines qui desservent des quartiers entiers de bungalows. Hôtels massifs à piscines et bars samba-coco. Centres commerciaux emplis des choses moches issues de la surproduction générale. Restaurants alignés, ballet des chasseurs au sourire convivial, enseignes lumineuses en pagaille. Le soir, les passants tournent en observant les gays qui participent à l'animation d'un ghetto bon enfant. Il existe un horaire codifié (16 heures à la Wiener Konditorei, 23 heures (fauteuil-cocktail dans un des bars du flanc est), minuit debout devant une bière au Construction, 1 heure au Cruise où sont les vrais hommes (cuir, latex, chemise de bûcheron) ou bien au Mykonos (coiffeuses fashion). Etc.
A quoi ressemblera cet endroit dans vingt ans? Quel sera l'effet de la patine du temps sur le centre commercial Yumbo? Sur sa clientèle, surtout? Sur les bungalows, les tours d'hôtel, les jardins parsemés d'hibiscus, de palmiers, de cactus, d'araucarias, de dragonniers? Tard le soir, on rentre dans le compound (la clé était cachée sous le téléphone public). Le portail claque. Des grillons chantent dans la nuit. On passe entre les petites maisons, toutes endormies derrière leurs balustrades de plâtre. La piscine luit sous des palmiers braves. Un parfum de jasmin traîne au-delà d'un des jardinets où les gens sont propriétaires de leur pavillon. La minuscule terrasse est soignée. Le logement, protégé par des grilles. Plus tôt dans la soirée, ils mangeaient là, sur la terrasse, avec des amis. Dans l'après-midi, la dame fait des mots croisés. On se salue. Retour de la plage. Sur l'avenue on croise des Allemands, des Scandinaves dans la soixantaine. Les femmes blondes, en robe de plage. Leurs maris en sandales, en baskets, en shorts. Oui, passer l'hiver ici quand l'Europe continentale grelotte et s'agite dans le brouillard, la pluie, se presse dans les théâtres, se bouche les oreilles au passage des sirènes des ambulances, de la police, des pompiers, pendant qu'ici, le soleil se couche quelque part dans l'Atlantique dont la surface infinie renvoie au ciel des lumières, disons, lilas métallisé. Je trouve que ces gens ont bien raison d'avoir quitté Ålesund ou Duisbourg.
Retour de vacances. Il faut se réhabituer au travail et se réhabituer à soi-même. Se voir le matin dans la glace (et s'y reconnaître...) Résister au ratatinement? Ou lutter contre? Il me semble plus sage de faire avec. Accepter la dissolution progressive de ses rêves. Accepter la nouvelle cartographie de son système pileux. Aussi, admettre sa place dans le jeu social. Je me dis qu'il me reste vingt ans de ce manège. Vingt ans et deux mois. Dans vingt ans et deux mois, j'aurai peut-être, moi aussi, un petit bungalow au soleil avec un jardinet où traînera, la nuit, un parfum de jasmin.

L'autre soir sur Arte, dans un portrait consacré à Danielle Miterrand, quelqu'un dit qu'elle avait un profil social et non politique. Que l'on puisse opposer ces deux traits d'une personnalité m'étonne. Peut-on dissocier le sens politique, c'est-à-dire l'envie ou le devoir de s'occuper d'affaires publiques en pays démocratique, du sens social, c'est-à-dire de la capacité à communiquer avec autrui, à s'insérer et à s'orienter dans des réseaux humains? Il me semble à première vue que l'un ne peut pas aller sans l'autre. Mais en y repensant, le profil de certains politiques (hommes, femmes) que je connais tend à prouver qu'il est en effet possible d'avoir la fibre politique sans avoir la fibre sociale. Le jeu social induit par la politique reste subordonné à une série de codes qui lui sont propres. Sens du marchandage, du calcul, connaissance du jeu des institutions desquelles on dépend, avec lesquelles il faut compter. Dire ou attendre ceci pour obtenir cela. Ce type de relations oblige à participer à un théâtre social où les échanges sont donc biaisés par ces impératifs d'ordre politique d'une part, et par la question des égos d'autre part, qui me semble indissociable du profil politique. Bref.

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