Cramine

Moins dix, moins quinze degrés la nuit. Les doigts glacés dans les gants. Les oreilles protégées par la chapka... Le sujet fait la une des journaux. Il est de toutes les conversations. La vague de froid, les basses températures, les centaines de victimes des intempéries dans les pays de l'Est. La mémoire humaine est peu fiable. Pour ma part, ma dernière impression de froidure remonte à l'hiver 2005. Au moment de l'accident de chantier du métro M2: une semaine ou dix jours de bise glaciale. Je me souviens des passants pressés qui filaient, le visage derrière des écharpes, des foulards, des cache-nez. On se serrait en se bousculant sur des trottoirs devenus étroits et incommodes, l'espace soudain rétréci par les palissades jaunes qui avaient subitement envahi la place Saint-Laurent effondrée. C'était en février, il me semble. Je me souviens également du début de janvier1993 à Berlin. La température flirtait avec les moins vingt. Sur le Ku'damm, où notre hôtel occupait le deuxième étage d'un bâtiment cossu, les prostituées (qui avaient, elles, leurs chambres au premier) arpentaient bravement le trottoir, moulées dans des combinaisons de textile brillant, aux couleurs flashy: vert, fuschia, mauve... Dans les jardins du château de Sans-Souci à Potsdam, que nous étions allés visiter un après-midi, on faisait les idiots avec Gérald. On imitait les Claudettes; puis, on s'élançait sur les bassins gelés pour de brèves glissades gênées par nos semelles crêpe. Le soleil brillait, le froid pinçait. En rentrant vers Berlin, on a roulé jusqu'à Treptower park, pour visiter le Mémorial soviétique. Un vent terrible soufflait sur cette vaste étendue entourée d'arbres nus, un vent que rien n'arrêtait depuis les plaines désolées de la Pologne toute proche. Le monument austère, sinistre, au sommet duquel une flamme éternelle brûlait dans un édicule, nous paraissait à des kilomètres. Une distance que le froid rendait décourageante. On hésitait à marcher jusque là-bas. Quand on a fini par l'atteindre, la lumière baissait. On se mouvait dans un monde gris, bleu sombre. Avec la nuit tombante, la température baissait davantage encore. Il faisait une vraie cramine, un froid impitoyable, mordant.

Le 1er janvier 1980, dans l'après-midi, on s'est emmitouflé pour partir en promenade avec le Pépé. On a marché jusqu'à Senarclens par le chemin de la gravière, je crois. Là encore, un vent méchant soufflait. Au village, le café était ouvert, on est entré pour boire quelque chose, nous réchauffer. En pénétrant dans la salle, j'ai eu une forte débattue. Une douleur vive dans ma face, comme si mon nez allait se briser en morceaux. Ensuite il a fallu rentrer, le vent soufflait toujours, le ciel était couvert.

Chacun compare l'actuelle froidure avec des hivers plus anciens. Les journaux évoquent le mémorable hiver 1956. Justement, je me souviens que le Pépé m'en avait parlé. Le matin, quand il descendait par les côtes pour aller prendre son train à Cossonay-gare, les arbres produisaient, me disait-il, d'énormes bruits, des craquements terribles. Ils vivaient alors avec la Mémé, à quatre, serrés dans le petit appartement de la place de l'Eglise. Ma mère dormait dans le séjour; mon arrière grand-mère occupait la chambre de droite. Elle prenait soin de ma mère, préparait les repas. Mes grands-parents se levaient tôt, partaient chacun de leur côté dans les usines, revenaient en fin de journée. La grand-mère entretenait donc le feu. Frileuse, elle ne lésinait pas sur le combustible; ma Mémé lui reprochait fréquemment de faire de véritables tchaférus. "Tu vas nous cuire le sang!", lui disait-elle alors. Il y avait alors un potager à bois dans la cuisine; sans doute un fourneau dans le séjour, un autre dans la chambre de la grand-mère (je l'ai connu, c'était un petit calo à bois recouvert de faïence brune). Et le "chauffe-bain" étroit, carrossé de métal noir, dont j'ai un vague souvenir, que l'on allumait les jours de grande toilette...

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