Quatre mois

Si nous nous étions revus un mois après notre première rencontre, tout aurait peut-être été différent. Le carburant aurait encore été disponible pour s'envoler, flotter, rêvasser, s'étreindre et s'endormir ensemble comme on l'avait fait en octobre. Mais nous avons laissé le temps passer. Et avec les jours, j'ai senti, lentement, crever ce petit feu. Mon esprit est passé à autre chose. Et te revoilà à la gare, dans la nuit tombée. Quatre mois plus tard, nous reprenons le même chemin. Faisons les même gestes. Mais la magie n'est plus là. Je te vois tel que tu es, sans plus te rêver. Cela doit se sentir: tu donnes des messages de culpabilisation.
Samedi, le soleil brille: un après-midi idéal pour jouer les touristes dans la ville qui s'ébroue de l'hiver dans une douceur provisoirement retrouvée. Des banquises se ratatinent dans l'eau du bassin d'Ouchy. Des oiseaux de toutes sortes, canards, pigeons, cygnes, mouettes, se disputent en criant le pain que les promeneurs leur jettent. Un panneau recommande de ne pas nourrir les corneilles. Plus tard, une jouissance remontera des profondeurs, je la sentirai se frayer un chemin, profitant de son parcours à travers mon corps, je l'accompagnerai d'un cri qui la fera s'épanouir. Ce sera bien. Peut-être cet épisode te déculpabilisera-t-il? Peut-être. Ensuite, on regardera sans mot dire le soleil se coucher dans un lent dégradé de rose et de bleu, que reflètent les tubes chromés du carillon que l'air agite à peine. Et puis je préparerai à manger.
En quatre mois, la magie s'estompe; je fais de nouveaux projets. Ils me préservent des vaines et stériles attentes. C'est normal et tu n'y es pour rien. Et moi, je ne me sens coupable de rien. Je suis mon chemin, sans plus y voir de fuite, c'est ce qui a changé. Je me saurai me satisfaire d'une rencontre, unique, peut-être intense. Je comprends que je n'ai rien à gagner aux redites. De plus en plus consciemment, je vais y renoncer, pour prendre encore plaisir à de nouvelles et éphémères rencontres, repartir à la découverte d'autres. Même superficielles, elles restent autant d'enrichissements.
Je ne me sens plus obligé de tisser des liens éternels.
Dimanche, le ciel est plutôt gris mais dans l'après-midi, comme nous fumons en silence dans le canapé, une éclaircie augmente progressivement la luminosité de la pièce, comme si un doigt invisible poussait un rhéostat. Une lumière plus vive fait briller les lames du parquet, s'insinue jusque sous l'armoire. Alors, quelque chose monte dans ma poitrine, comme une bulle d'air chaud. Un sentiment de bien-être m'envahit soudainement, comme une jouissance, comme une drogue déployant ses effets. Voici le passeport pour sortir de l'hiver.

Voir aussi:
La peau et les os

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