Le linge sale entre amies


Jeudi matin, très peu de monde dans le bus de 7h25 lorsque je monte à bord alors que le jour se lève sur la ville frigorifiée. Vers la porte, un groupe de trois femmes bavardes. Petite cinquantaine, elles sont plutôt bien vêtues, gantées de cuir fin, le cheveu teint et brillant débordant de divers chapeaux. L'une est spécialement glamour, avec ses petits lunettes à la mode, montures de plastique noir, piquées de strass, la partie supérieure en rapport asymétrique à celle du bas du verre. Très chic. Ces dames à l'accent indéfinissable, slave peut-être, ont alors un double sujet de conversation: la lessive, et plus particulièrement la manière de laver le linge. Sujet étroitement lié au rapport qu'elles entretiennent avec leurs mères. Mon trajet en bus ne dure pas plus de cinq minutes. Pourtant, j'ai le temps de me régaler de quelques bribes savoureuses de cet échange de propos. Si j'ai bien compris, elles reprochent à leurs mères une approche rigide par rapport à la lessive. La maman de la dame aux belles lunettes se voit jugée pour n'avoir pas voulu mettre en route une machine pour nettoyer un pantalon sali. Les autres opinent: oui, la vieille dame se complique la vie avec des a priori économiques. Passé l'arrêt Chauderon, on en arrive aux habitudes de ces dames. D'abord, la lessive en poudre est honnie. Il faut du liquide. La dame de gauche redoute toujours de retrouver de la poudre mal dissoute dans le linge séché. Elle avoue également peu remplir le tambour. Non: elle n'aime pas que le linge soit trop serré, ça ne le laverait probablement pas aussi bien – les autres sont entièrement d'accord. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann aurait ce matin-là bu autant de petit lait que moi. Mais voici Bel-Air: je dois descendre. Au revoir, chères dames! Je serais volontiers resté à vos côtés si le devoir ne m'avait pas appelé. J'aurais tant voulu prendre part à votre conversation, jouer l'avocat du diable, amené sur le tapis le sujet de l'économie, de l'écologie... Je vous aurais dit que personnellement, je préfère la poudre, plutôt que ce liquide visqueux qu'il faut verser dans une boule, à poser en équilibre instable entre le tambour et le linge. Un jour, la boule pleine est tombée hors de la machine avant que je referme le hublot, j'ai dû laver le sol, ça moussait infiniment. Les paquets grand format, à l'ancienne, me séduisent. Je suis vieux jeu, comme vos mamans, et comme elles, je ne fais jamais partir une machine qui ne soit pleine. Il y a le même rapport esthétique entre un bon vieux paquet de lessive en poudre et un flacon de liquide de même marque qu'il y avait entre un 33 tours et un CD. Ces estagnons me paraissent petits et mesquins. De plus, j'ai observé que le parfum du même produit n'est pas le même entre la version poudre et la version liquide. C'est bête. En matière de lessives, j'ai un côté totalement compulsif. Probablement lié à des ressorts psychologiques intimes et anciens. Faire la lessive, c'est, symboliquement, résoudre ses problèmes, probablement... Il faudrait relire Kaufmann. Et puis il y a les souvenirs fabuleux du salon-lavoir de Cossonay, quand le Pépé me posait sur les machines qui tressautaient, moussaient, dans les effluves sidérantes de lessive tiède... Mais je crois déjà avoir raconté ceci, je ne vais pas ressasser. Mon rapport à la lessive, et spécialement à l'achat de détergents, fait ressortir des antagonismes, entre consumérisme et économie. Je suis séduit par le look des paquets, leur graphisme. Je ne peux pas m'empêcher de déboucher les flacons, de humer l'intérieur. J'aimerais en acheter plusieurs. Le problème est que, vivant seul, ne faisant qu'une machine par semaine en moyenne, un emballage me dure bien une année, d'autant que je respecte le dosage prescrit par souci d'écologie (c'est bien le minimum: il fut un temps où je n'achetais que d'atroces produits écolo, sans parfum, totalement biodégradables, mais tellement tristes!) Dès lors, je tente de me réfréner au supermarché. Mais parfois je craque: j'achète une lessive alors que je n'en aurais pas besoin. Il faut donc trouver une solution pour écouler le paquet entamé et abandonné. La dernière fois, j'ai donné à Pascal un gros flacon de lessive liquide. Cet estagnon m'avait séduit au magasin; mais les promesses olfactives de l'alléchant mélange "orange + ylang-ylang" n'ont pas été tenues:  une fois sec, mon linge continuait à sentir le lainage mouillé. Je n'ai pas aimé du tout. Cet après-midi, j'ai craqué pour une poudre parfumée lotus + freesia. Je viens d'ouvrir le paquet: c'est le Nirvana. Vivement la prochaine machine, ce sera la fête!

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