Revoir Massimo

Nous nous donnions rendez-vous à Milan – ville austère, impénétrable, minérale, ville impersonnelle mais à mi-chemin de nos lieux de domicile respectifs. L'espace d'une ou deux nuits, nous transformions des chambres d'hôtel propres et impersonnelles en théâtre de nos fétiches. Nous les restituions en assez bon état, sauf le jour où nos bougies avaient bavé sur la table de nuit et encroûté la moquette. Tu avais alors juste dépassé la trentaine, je te trouvais immature, inutilement facétieux, préoccupé de choses insignifiantes. Un jour, comme nous prenions l'air dans un parc, tu avais attaché ensemble les lacets de mes baskets. Aussi, tu appelais sans cesse ta maman. Un soir au restaurant, tu étais allé jusqu'à lui décrire le contenu de ton assiette... La dernière nuit, nous avions pris un ecstasy, mais cela ne t'avait pas empêché de t'endormir comme une masse et de ronfler, tandis que je restais comme un blaireau dans la nuit, insomniaque devant le téléviseur enchaînant les clips italiens. Le lendemain, frustré et d'humeur massacrante, j'avais refusé d'emporter la rose à longue tige que tu m'avais offerte en arguant qu'elle ne supporterait pas quatre heures de train. Ce qui était raisonnable. Cette réaction t'avait blessé et je m'en veux encore, parfois; mais tu as compris que je ne voulais alors rien de romantique, juste de l'action. Nous nous cherchions l'un et l'autre là où nous n'étions pas.

Huit ans plus tard, tu m'attends à l'aéroport de Venise, lunettes noires, barbe courte, on s'étreint, je te trouve moins grand. Nous voici chez toi, vendredi après-midi, dans la campagne, un logement typiquement masculin, aucune décoration, des meubles de hasard. Tu vis là dans un deux pièces et demi, dont une est consacrée à ta folie, car tu es vraiment fou, je le savais mais la vision de tes clips sur X-Tube me l'a confirmé. A peine arrivé, tu me montres tes collections, je devrais dire tes stocks. Car tu amasses. Les armoires et meubles de rangement sont l'essentiel de ton mobilier. Il y a cette pièce, mais aussi les placards de ta chambre à coucher, sans oublier le cagibi sous l'escalier. Nous nous déshabillons, faisons des essayages. Nous voici sur ton lit, à même le matelas. Je ne me souvenais plus vraiment de ton corps, juste de ton odeur intime. Mais j'ai perdu le mode d'emploi, si je l'ai jamais eu. La sensualité n'est pas ton fort, l'habit compte plus que le moine, bien sûr. Mais le soir, après le repas et une promenade au bord de la rivière, nous avons un moment plus intime dans le canapé. Tu sors des 33 tours, Art of Noise habite provisoirement cette petite pièce, sous la lumière fanée du plafonnier garni de quelques ampoules économiques et duquel pendent, encore, quelques boules de Noël.
Samedi, plongeon dans ta vie: tu laisses par erreur les clés de ton bureau à l'intérieur, il faut filer chez un collègue chercher le double: un intérieur banal, un salon obscurci, un enfant qui pleurniche devant le téléviseur; tu le prends dans tes bras pour le consoler, on s'aperçoit alors que le garçonnet tient un poussin vivant dans le creux de sa main. Un saut près d'une vieille église: tu me montres un "flux d'énergie" qui te donne à chaque fois la chair de poule lorsque tu te promènes dans l'abside... Un saut à la quincaillerie. Un saut à l'hypermarché, où tu repères une promotion au rayon de la nourriture pour animaux. Alors on remplit un chariot entier de croquettes et de barquettes de pâtée. De quoi nourrir tes trois chats pour l'année, sinon plus. L'après-midi, je roule un joint, on en fume la moitié, on se dirige vers le lit, du sexe à nouveau et puis tu t'écroules sur le lit, nous dormons jusqu'au soir. Décidément, les drogues te sont soporifiques! Nous partons manger en voiture, tu conduis comme un fou, villages traversés à près de 100 à l'heure, courbes prises à 180 sur l'autoroute, si près de la glissière que ton radar de stationnement retentit; tu dépasses par la droite, tu slalomes entre les voitures. Tu m'expliques que la conduite est un vrai plaisir viril. Je veux bien, mais je ne vois pas là une preuve de la maturité dont tu te targues. Plus tard, en route pour une promenade dans le centre de Trévise, j'assiste (grâce au kit mains libres dont tu uses abondamment) à une conversation téléphonique avec celui qui partage ta vie depuis huit ans. Il rend compte de sa visite dans un nouveau centre commercial, énumérant lentement, d'une voix ensommeillée et légèrement affectée, la liste des commerces qui s'y trouvent. Cette conversation de somnambules me fascine. Vous raccrochez. Tu me dis que la simplicité de ta relation avec ce garçon (c'est un pur passif qui n'aime que se faire prendre, tout nu) t'a sauvé d'un égarement dans les recoins sombres du fist fucking et des drogues. Je ne cherche pas à en savoir plus.

Dimanche matin, promenade à vélo le long de la paresseuse rivière Sile. Au retour, on se fait surprendre par un orage énorme. Un déluge. On patiente, abrités sous la tente d'un glacier, tandis que des trombes d'eau s'abattent sur ces villages endimanchés par les nœuds rouges et jaunes des fêtes paroissiales qui garnissent les clôtures et ceignent les arbres, les réverbères. On rentre, on se sèche, tu cuisines, nous mangeons devant le téléjournal, images du tremblement de terre, le soleil brille sur la route de l'aéroport. Je m'en vais.

Je cherche un sens à tout ceci. Deux types assez étrangers l'un à l'autre, reliés par le seul fétichisme, même si très différemment vécu; et peut-être par l'ancienneté relative de leur lien. Quelques souvenirs à partager; quelques disques à écouter, quelques histoires à raconter. Quelques perversions à mettre en scène. Au fond, c'est déjà plus que rien.

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